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La borne interne du capitalisme

Entretien avec Ernst Lohoff sur les causes et les conséquences de l’actuelle crise économique

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Dans leur dernier livre, « La Grande Dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise », Ernst Lohoff et Norbert Trenkle accordent une attention particulière à l’évolution de l’économie réelle dans leur analyse de la crise, se démarquant en cela de nombre d’autres publications sur le même thème. Ralf Hutter, journaliste au quotidien « Neues Deutschland », a rencontré Ernst Lohoff.[1]

Ralf Hutter : Vous prétendez que votre livre « La Grande Dévalorisation » va plus en profondeur que tous les autres livres consacrés à la crise économique. Pourquoi cela ?

Ernst Lohoff : Avant tout parce que nous étudions la corrélation entre cette crise et la disparition progressive du travail. La plupart des analyses se bornent à dire qu’il y a eu des dérives au niveau des marchés financiers mais que l’économie réelle, quant à elle, est fondamentalement saine. Nous, nous regardons aussi de près l’évolution de l’économie réelle. Nous raisonnons essentiellement sur le plan des catégories, avec la critique marxienne de l’économie politique comme système de référence théorique.

Est-il exact que la crise actuelle s’est au fond déjà produite en 1857, comme vous l’avez laissé entendre il y a peu lors d’une conférence ?

Non. Jusqu’à aujourd’hui on n’avait jamais vu, loin s’en faut, l’accumulation du capital se découpler à ce point de l’exploitation effective du travail. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est que les épisodes de crise ouverte partent, aujourd’hui comme hier, des marchés financiers. Et aujourd’hui comme hier les observateurs en ont déduit que la cause du mal se trouvait dans la finance. Marx a déjà critiqué cette interversion de la cause et de l’effet : si la crise se présentait sous forme de crise financière – dévalorisations, faillites bancaires, chaînes du crédit qui se rompent – Marx pointait le fait qu’à l’arrière-plan on trouvait toujours des évolutions de l’économie réelle[2]. Le gonflement d’une superstructure financière résultait invariablement d’un tarissement de la valorisation dans le secteur de l’économie réelle.

La « troisième révolution industrielle » joue un rôle important dans votre analyse. Qu’entendez-vous par là et quand a-t-elle eu lieu ?

Ce concept avait déjà cours dans les années 1980. Il désigne l’introduction de la microélectronique, c’est-à-dire l’informatisation de la production, qui se poursuit d’ailleurs encore aujourd’hui. Ce qui rend cette transformation très intéressante pour notre approche théorique, c’est qu’elle marque une nouveauté par rapport aux précédents bouleversements de la base productive dans l’histoire du capitalisme. Les grandes avancées et innovations technologiques précédentes consistaient pour l’essentiel en l’arrivée de nouveaux produits sur le marché, avec pour conséquence l’ouverture de nouveaux champs d’exploitation du travail vivant. L’industrie automobile – l’une des industries qui ont porté le légendaire boom d’après-guerre – en est l’exemple type. Avec la révolution microélectronique, ce qui est décisif, c’est que sa mise en œuvre a pour effet de révolutionner d’emblée les process mêmes à travers tous les champs de production et, en tant que facteur de rationalisation, d’éliminer le travail vivant dans tous les domaines. Voilà le problème qui se pose au capitalisme avec cette forme d’innovation.

Pourquoi ?

Parce que la marchandise de base du système capitaliste, c’est le travail. L’exploitation du travail vivant devient obsolète. Avec cette innovation, le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis.

C’est là qu’intervient un des concepts centraux de votre ouvrage : le « capital fictif ». De quoi s’agit-il ?

Le concept de capital fictif doit permettre d’expliquer comment il se fait que, pendant trente ans, ce processus de base ne se soit pas traduit par des crises ouvertes. Pourquoi y a-t-il eu un boom en dépit de la révolution microélectronique ? L’explication, la voici : le capital a esquivé le problème en trouvant refuge dans la superstructure financière. C’est caractéristique de toute une époque. « Capital fictif » est un terme générique pour désigner actions, produits dérivés, titres de créances, etc. Il provient aussi de Marx, qui l’introduisit comme une sorte d’antithèse du « capital en fonction »[3]. Le capital en fonction est du capital qui se multiplie par l’utilisation de la force de travail. Le capital fictif, en revanche, est créé par l’échange d’argent contre promesse de paiement. Cette forme de capital représente donc l’anticipation d’une richesse à venir.

Dans votre livre, vous parlez des « limites du programme de croissance keynésien [chapitre III.2.2] ». Voyez-vous quelque part en Europe un parti parlementaire proposant autre chose que le keynésianisme pour résoudre la crise ?

Je n’en vois pas, non. Tous ne parlent que de cela, on s’acharne là-dessus. Seulement, ces messieurs-dames ont sur ce plan un tout petit peu de retard. Car, à vrai dire, le keynésianisme, qui consiste à stimuler la demande en élargissant les dépenses publiques, est caduc depuis au moins les années 1970. Et voilà qu’on mobilise à nouveau ce vieux programme. Cela dit, ce que les États mettent en œuvre aujourd’hui n’est pas du tout une politique keynésienne classique. C’est plutôt une sorte de « keynésianisme de sauvetage » à l’intention de l’industrie de la finance. Ce retour au keynésianisme et à une dette publique excessive a été essentiellement une tentative pour rattraper le désastre bancaire. C’est seulement de façon très secondaire qu’on a cherché à relancer la demande. Pour l’essentiel il s’agissait de socialiser et nationaliser les perspectives de gains futurs de l’économie privée, qui avaient crevé comme des baudruches.

Vous et votre co-auteur Norbert Trenkle, mais aussi feu Robert Kurz, qui intervenait souvent dans nos colonnes, avez acquis une certaine notoriété en tant que membres du groupe de théoriciens baptisé « Krisis », un groupe auquel on reproche d’attirer sur nous la catastrophe, l’effondrement du système, à force de parler sans cesse des limites du capitalisme. Quel sens donnez-vous au mot « limite » ?

« Limites », ça ne signifie pas qu’il va se produire un grand choc et adieu le capitalisme ; ça signifie que la capacité d’expansion du système capitaliste et sa capacité à atteindre ses propres objectifs – à savoir, transformer le capital en toujours plus de capital – conduit, à travers justement ce mouvement d’expansion à long terme, à quelque chose d’absurde. Ce procès d’élargissement caractéristique des deux derniers siècles, où toujours plus de travail vivant a été aspiré à l’intérieur du système capitaliste tandis que des montagnes de capital toujours plus hautes étaient amassées, doit nécessairement aboutir à un point de basculement à partir duquel ce procès n’est plus possible, et ce système alors se contracte.

Comment cela « se contracte » ?

Je veux dire que la reproduction sociale s’interrompt en partie et que la capacité de survie même de cette société est remise en cause. On peut d’ailleurs déjà le constater dans les pays touchés par la crise.

Mais dans leur cas le concept de « limite », selon moi, n’est pas très pertinent, dans la mesure où ce qui voit le jour n’est en fait qu’une nouvelle forme de capitalisme.

« Limite » renvoie à la logique du système et ne signifie pas qu’une société meilleure est en train d’émerger. Nous nous servons d’ailleurs peu de ce terme, pour cette raison même. Nous faisons plutôt appel au concept marxien de « borne interne [4] ». Globalement, au niveau de la société tout entière, il y a moins de capital disponible et c’est pourquoi cette société doit fatalement s’appauvrir.

Ou alors la guerre et la terreur doivent régner. On l’a vu dans le cas du national-socialisme, qui effectivement n’avait pas touché au système capitaliste.

Oui, toutefois le national-socialisme n’avait pas à l’arrière-plan une crise fondamentale aussi profonde que la nôtre. Quelles formes politiques nous risquons de voir apparaître aujourd’hui – cela, notre analyse n’est pas encore en mesure de l’indiquer.

 

Publié par A. Campagne (Merci à Palim Psao, Stéphane Besson et Ernst Lohoff pour l’article) – Photo : http://www.heise.de – Source : http://pensee-radicale-en-construction.overblog.com/2014/05/la-borne-interne-du-capitalisme-ernst-lohoff-entretien.html

[1] Paru dans Neues Deutschland du 13 décembre 2012 : http://www.neues-deutschland.de/artikel/807148.die-innere-schranke-des-kapitalismus.html. Traduction de l’allemand : Stéphane Besson. Toutes les notes sont du traducteur.

[2] Sur la critique de Marx en 1857 et sur cette question en général, lire Claus Peter Ortlieb, « Fin du jeu. Pourquoi la dévalorisation de l’argent n’est plus qu’une question de temps » (2013), disponible en ligne : http://palim-psao.over-blog.fr/article-pourquoi-la-devalorisation-de-l-argent-n-est-plus-qu-une-question-de-temps-par-claus-peter-ortlieb-120269142.html.

[3] Fungierendes Kapital, autrement dit le capital en activité, celui qui achète de la force de travail, etc.

[4] Sur la distinction entre « borne » (« Schranke ») et « limite » (« Grenze »), voir G.W.F. Hegel, Science de la logique, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p. 95-124. Chez Marx, qui va reprendre à son compte cette distinction, la « borne » constitue en quelque sorte une limite absolue que le capital ne peut surmonter qu’au prix de sa propre disparition, tandis que les limites ne sont posées que pour être franchies et permettre au capital de se reproduire à une échelle élargie. La première notion correspond à la crise finale du capitalisme, quand la seconde renvoie aux crises immanentes qui jalonnent l’automouvement du capital.