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Ça s’appelle un milliardaire

Si on en croit les délires de Soral et de tous les aficionados de Meta Tv, Agence Info Libre et autres produits dérivés de la dissidence type « le libre penseur », on serait tenté de croire que la finance contrôle tout et qu’elle est aux mains des Juifs. À longueur de vidéo, ces gens nous expliquent que les doigts crochus des « Juifs perfides » tiennent l’économie du monde et font saigner tant la France que l’Afrique et la Palestine afin d’établir le règne de Satan parce qu’ils n’ont que ça à faire.

On a suivi leurs conseils : « on ne croit pas ce que les médias nous disent » (même alternatifs, qu’ils soient payés par le FN ou la Russie de Poutine) et on a été chercher dans les classements établis par des sites de référence de la pensée dominante, c’est à dire celle des gens pour qui être riche c’est le nec plus ultra.

500 fortunes

Pas besoin de lire une obscure feuille de chou ou un rapport secret, il suffit de faire comme les dissidents. Un tour du Net et on trouve des infos.
Selon Challenges.fr sur le podium des plus grosses fortunes du pays on trouve:
En 3ème position, Mulliez, patron d’Auchan (entre autres) dont la fortune personnelle s’élève à plus de 37 milliards d’euros. C’est un pur produit de la bourgeoisie catholique du Nord et qui ne fait pas confiance aux banques. Un gars qui incarne les valeurs de la dissidence : patriote, catholique et anti communiste primaire.

Sur la seconde marche du podium, on trouve la célèbre Liliane Bettencourt et la famille Meyers. On en tient un : Meyers, c’est « des Juifs ». Mais la réalité des alliances des capitalistes est un peu plus complexe à lire qu’une liste de Schindler version Drumont ou Ratier. Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal et père de Liliane (devenue Bettencourt après son mariage) était un grand fan de l’extrême droite antisémite, celle qui prenait pour argent comptant « la France juive » de Drumont et qui a cherché à concrétiser par les actes sa folie raciste durant la collaboration. Son explication du monde, à Eugène, repose sur la haine des Juifs, un patriotisme dévoyé et un anti-communisme classique.

À la libération, il rencontrera quelques problèmes durant l’épuration, puisqu’il lui faudra rendre compte de ses engagements et de certaines déclarations telles que celle-ci: » Nous n’avons pas eu la chance des nazis(…) Nous n’avons pas la foi du national-socialisme. Nous n’avons pas le dynamisme d’un Hitler poussant tout le monde. »
Ce « dynamisme » aurait dû permettre de construire, d’après lui, « la nouvelle Europe en coopération avec l’Allemagne et toutes les autres nations européennes libérées comme elle du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie ».

Eugène Schueller

Eugène, c’est en quelque sorte un dissident avant l’heure. Pendant l’Occupation, Eugène s’était entiché de Marcel Déat, à qui il fournissait argent et réseau d’influence dans le capitalisme français pour réaliser l’aryanisation de l’économie française. Il s’agissait prosaïquement de s’accaparer les biens d’autres capitalistes, mais Juifs, ceux-là. Après-guerre, la multinationale l’Oréal a servi à reclasser les nazis à l’issue de la débâcle du troisième Reich.

La famille Bettencourt/Schueller offre l’illustration parfaite du cynisme des classes possédantes, dont les alliances sont fonction des intérêts et des haines du moment. Après avoir oeuvré avec les nazis, remparts contre le péril rouge, à la défaite du Reich, on se blanchit avec les réseaux Bettencourt/Dalle/Mitterand. On marie alors sa fille à André Bettencourt, et une génération après, sa petite fille avec un homme d’affaire de Neuilly, un Juif fils de déporté. Tout est une question de contexte. L’argent n’a pas d’odeur, mais il doit être conservé. Pas de sionisme ici, juste une gestion familiale du capital. Neuilly, ton univers impitoyable.

Revenons-en à notre palmarès des maîtres de la France.

Le n°1 français, c’est Bernard Arnault. Il est à la tête d’un empire du luxe et de la mode. Le type le plus riche de France a fait fortune grâce au monde de la mode. C’est un bon catholique lui aussi, héritier d’une famille d’industriels du Nord. Dur à saisir pour les dissidents, eux qui considèrent la mode comme un univers de dégénérés opposés aux valeurs viriles de la France éternelle. À sa tête on trouve pourtant un bon catholique : pour la dissidence, la confrontation au réel, c’est souvent très compliqué.

Le top 3 des fortunes de France compte donc du catho et beaucoup de cynisme, mais pas de « griffes acérées » ou de « nez crochus ». Descendons dans le classement afin de voir si l’on y trouve ceux que la Dissidence nous décrit comme ces hordes de « méchants Juifs » prêts à détruire la France en piquant tout l’argent des travailleurs et à remplacer la population blanche, au seul motif que leur patrimoine génétique les destinerait à vouloir faire du mal aux gentils Français.

En n°4 on trouve un protestant qui donne dans le luxe (Bertrand Puech).
En 5 et 6, on trouve la famille Wertheimer, des Juifs d’Alsace, et Serge Dassault. Les Wertheimer ont vu croître leur fortune après la seconde guerre quand on leur a restitué de l’argent saisi par les nazis et les amis/complices de Schueller, le papa de Liliane. Ces petits litiges historiques n’empêchent jamais tout ce petit monde de se côtoyer dans les conseils d’administration et de nouer des alliances familiales et économiques.
Serge Dassault est le fils de Marcel, déporté à Buchenwald. Il est protégé et sauvé par les militants communistes prisonniers au camp de Buchenwald parce que Marcel représentait un intérêt « français » en tant que spécialiste de l’aviation.

Marcel Dassault

Voilà enfin un vrai patron juif, mais il a donné à la France des patriotes, le Mirage, le Rafale et tous ces objets volants inutiles qui fascinent les fanas militaires de la dissidence en carton de Soral. Un « bon Français » en somme, d’après les critères « dissidents », d’autant que Serge est aussi de droite, converti au catholicisme depuis 1950 et farouchement anti-communiste – oublieux qu’il semble de ce que sa famille doit aux militants communistes.

En 7ème position, on trouve un gars qui s’est enrichi en spéculant sur le sucre. Les stéréotypes ont la peau dure : François Pinault est Breton.
À la 8ème place, c’est encore un Breton: Vincent Bolloré, le Monsieur Françafrique du moment. En 9, on trouve Xavier Niel, un gars qui défend la liberté d’expression sur internet, mais qui sait aussi faire taire les journalistes lorsqu’il s’agit de devenir actionnaire d’un canard. Sans doute a-t-il acquis la science du vice dans le lycée catholique qu’il a fréquenté en ses jeunes années. C’est le seul du top 10 à être un milliardaire de première génération, un parvenu aux dents longues – mais pas un juif!
La 10ème place revient à la famille Castel, des catholiques d’origine espagnole, qui vendent du vin. En 11, Besnier, un hériter d’une famille lavalloise du terroir qui donne dans l’agro-alimentaire.

Numéro 12: Patrick Drahi, un Franco-Israélien susceptible de servir de « preuve ultime » du complot à tous les amis de Soral. L’exception qui confirme la règle. En 13, encore des Bretons, la famille Perrodo, spécialisée dans le pétrole. En 14, un nom « suspect », Omidyar, mais manque de bol il est iranien et a créé EBay. En 15, la famille Louis-Dreyfus, désormais menée par une femme russe issue d’un milieu modeste: comme quoi, il y a moins de cynisme chez les Louis-Dreyfus que chez les Bettencourt, et ça tord le cou aux affirmations de la dissidence sur la supposée endogamie maladive des « Juifs » qui associeraient chromosomes et argent.

Continuons la lecture du classement. En 16, 17, 18 , 19 que du bon Français « de souche », toujours d’après leur vision du monde. Dans l’ordre: Decaux, Courtin, Ricard et Bellon. Et en 20ème position, enfin, le baron Benjamin de Rotschild. Alors même qu’il est présenté comme le big boss par tous les idiots de la dissidence, ce dernier n’a pas 3 milliards en poche.

Sur les 20 premiers des 500 plus riches Français, on est donc très loin de n’avoir que des « Juifs » ou des « sionistes »: on en compte 4 grand max, qui ne sont pas dans la fameuse « Banque » dénoncée à longueurs de pages et de vidéos par les soraliens en tout genre, mais qui donnent dans le luxe ou les technologies.

Pour faire court et sans détailler plus avant tout le peloton de « qui gagne vraiment des millions », on trouve ensuite au milieu des Wendel, Peugeot et autres grands noms bien « français », un certain Jacques Saadé qui est Libanais d’origine et enfin quelques noms juifs : Elisabeth Badinter, Mimran, les autres Rotschild, Louis-Dreyfus, Partouche, Afflelou et quelques autres.

Même en incluant les pièces rapportées, le total n’atteint pas 50 sur 500. C’est à dire que dans les 500 grandes fortunes françaises qui forment « l’hyper classe mondialisée » dont Soral et Marine Le Pen fustigent le manque de patriotisme on ne trouve pas 10% de Juifs. En revanche c’est 90% de « bons Français » dont la patrie d’exil n’est pas « Israël » mais la Suisse ou le Luxembourg. Des pays qu’on ne saurait définir comme « sionistes » mais où le secret bancaire protège vraiment l’argent.

On vous laisse vérifier par vous-mêmes, et recouper les données avec celles de la dissidence qui tente de vous expliquer que les classes dirigeantes françaises sont composées de juifs ou de personnes sous influence juive.

Maintenant que vous avez fini de recouper tous les noms, les arbres généalogiques, à vous de répondre à cette question : si les puissances financières françaises sont à 90% dans les mains de familles françaises « pur sucre », pourquoi Soral et sa clique passent-ils leur temps à nous désigner 10% de la classe dominante comme seule responsable de nos maux ?

La première réponse à donner, c’est « parce que ça marche ».

C’est là le fondement de la manipulation. Nombreux sont ceux qui ont envie de croire au conte de fée qui raconte que tout le monde il était beau au Royaume de France et qu’après 1789 tout est parti en vrilles à cause des Juifs et des Francs-Maçons. Si on va mal, c’est la faute à Schlomo qui est un suppôt de Satan et qui veut imposer le règne de l’argent alors que les riches Français sont vertueux et tout dévoués à leur beau pays. Si on est en cité HLM et discriminé c’est à cause du plan secret du vilain Schlomo pour dominer le monde. Rien à voir avec une logique capitaliste dans laquelle la bourgeoisie française ultra majoritairement catholique s’est pleinement réalisée et une partie de l’aristocratie s’est reconvertie.

Derrière cette manipulation grossière, c’est la même logique que lorsque le FN raconte que le problème du chômage ou « l’insécurité » ont pour origine « l’immigration incontrôlée incapable de s’intégrer ». L’immigré devient le responsable du chômage alors que le chômage de masse est un instrument de la bourgeoisie qui lui permet de faire pression à la baisse sur le coût de la main d’œuvre et d’augmenter ainsi les dividendes des grandes fortunes à 90% blanches et catholiques.

Que ce soit en désignant les Juifs comme coupables en haut de la hiérarchie sociale ou les immigrés des anciennes colonies en bas de l’échelle sociale, on occulte le fonctionnement économique de la société qui génère des injustices qui n’ont rien de culturel ou de confessionnel, et surtout, on peut ainsi préserver ce système. La logique des dissidents en carton comme Soral ou d’un parti comme le FN n’est pas de faire de la justice sociale son cheval de bataille mais de renforcer l’ordre établi en sacrifiant une petite partie des classes possédantes et une part importante des classes populaires. Les riches « Français » (dans le sens ridicule et dépourvu de réalité historique que les « dissidents » donnent à ce mot) sont épargnés par sa critique, et les pauvres dénigrés sont toujours d’origine immigrée.

C’est habilement joué, particulièrement dans les quartiers populaires ou ceux des nôtres qui adhèrent à la vision négationniste proposée par Soral sont de fait désarmés pour lutter contre l’islamophobie actuelle. Ils sont désarmés car ils utilisent les mêmes logiques d’essentialisation qu’ils subissent. Ils pensent avec les mots du maîtres et sont aliénés par la bourgeoisie.
D’un côté le monde « va mal parce que les Juifs … », de l’autre le monde va « mal à cause des Musulmans qui… ».

Ceux qui passent leur temps à chercher des Juifs partout oublient de regarder comment fonctionne réellement la société dans laquelle nous survivons tous.
Ainsi minés par l’indifférence, les coercitions, les illusions médiatiques et les discours complotistes en tout genre, la résistance des quartiers populaires face aux discriminations sociales et raciales toujours plus violentes est atomisée et chaotique.

Tant que cela dure, nous n’avons aucune chance de changer les choses. Pour construire des axes de lutte efficace face aux dominations que nous subissons il nous faut sortir des systèmes narratifs complotistes qui font des Juifs, des Illuminatis ou des Francs-Maçons les maîtres du monde. Les gens qui utilisent leur puissance économique, leurs relations familiales et d’affaires au service de leur cupidité ça existe, y compris chez les très riches.

Ça ne s’appelle pas un Juif/sioniste/Illuminati, ça s’appelle juste un milliardaire.

C’est de Chine qu’émergent aujourd’hui le plus de milliardaires par année, ils formeront l’ossature de la nouvelle hyper classe mondialisée dans 10 ans, en quelque sorte les nouveaux « maîtres du monde ». Pour la dissidence en carton, établir une liste de Schindler à partir du capitalisme asiatique ça va être coton. Il va falloir déployer des prouesses de narration pour accrocher un nez crochu à des Chinois dont l’espace culturel est éloigné de ceux de nos monothéismes méditerranéens…mais comme le dit Soral « impossible n’est pas franchouillard ».

On attend avec impatience les révélations sur les liens de parenté avec la Torah ou la Franc-Maçonnerie des nouveaux milliardaires issus du régime chinois, ainsi que des écrits détaillant l’attitude exemplaire des soldats japonais durant l’occupation de l’Asie du sud-est par l’empire du soleil levant.

Si jamais ça patine trop dans les explications, la « dissidence » saura endormir son auditoire avec des drogues dures : les reptiliens. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui Meta Tv est le site le plus actif de ce qui reste de la « dissidence ». On nage en pleine science fiction et en plein racisme décomplexé, rien d’autre qu’un remix du discours dominant.