Accueil ACTUALITE Cnews réalise toutes les prédictions de Bourdieu … en pire !

Cnews réalise toutes les prédictions de Bourdieu … en pire !

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En 1996, le sociologue Pierre Bourdieu publiait un référentiel de vulgarisation sur sa recherche et son analyse fine du champ journalistique, résumant en cela les divers aspects de deux très riches cours audiovisuels réalisés par lui pour le Collège de France.

Il y analysait les dispositifs techniques mais aussi économiques des émissions télévisées, le rôle central du présentateur multipliant sans limite les casquettes, les dynamiques politiques et sociales sous-jacentes et pour autant comme « naturalisées » par le plateau, le déséquilibre permanent dû aux logiques commerciales (concurrence, audimat, scoop et autres engrenages internes), l’éthique même voire le sens supposé du journalisme (priorisation à géométrie variable, déformation du langage, place prépondérante du fait divers, etc). Et bien d’autres choses encore…

Malgré trois décennies écoulées avec l’ajout des réseaux sociaux, d’internet et des mobiles, ce livre et ces cours restent des sources précieuses et tout à fait d’actualité que nous vous invitons à découvrir ou revoir, car les mécanismes des médias de l’époque restent très proches des actuels !

Mais dans la foulée, Bourdieu avait été « invité » à soutenir ses thèses (pourtant déjà trés argumentées) sur un plateau de la cinquième dirigé par Daniel Schneidermann et Pascale Clark, avec comme « contradicteurs » Jean-Marie Cavada, alors directeur de la chaîne, et Guillaume Durand, présentateur vedette de plusieurs émissions à prétention intellectuelle de l’époque. On pouvait supposer l’ensemble du plateau un peu hostile, puisque Bourdieu venait de mettre toute leur corporation face à ses turpitudes.

Cela n’a pas manqué. Pour résumer ce qui en a résulté : Bourdieu s’est retrouvé d’emblée en position défensive face à quatre contradicteurs plus ou moins consciemment alliés contre lui, coupant sans cesse sa parole non sans semblant de flatterie préalable, niant les évidences qu’il avait analysé et documenté, changeant assez souvent de sujet comme munis d’une zapette évitant tout réflexion, s’abaissant parfois à des attaques plus personnelles que rhétoriques, avec divers intermèdes stériles comme l’obligatoire quoiqu’inutile « micro-trottoir » supposé donner LE point de vue « populaire » mais par sélectivité éditoriale sur des réactions peu profondes à quelque question orientée… bref, une plongée sans bouée dans l’autosatisfaction télévisuelle qui, quoique policée dans la forme, n’en demeurait pas moins fortement acide.

Bourdieu concluera ainsi l’impossibilité d’une autocritique saine de la télévision par elle-même, et ironie du sort, il en ressort de surcroît que ce plateau qui visait à le critiquer lui et son travail analytique… n’aura paradoxalement que démontré à quel point il avait raison !

Pour l’illustrer côté statistique, on peut d’ailleurs mesurer que Bourdieu n’aura pu s’exprimer qu’environ 20 minutes sur 52 minutes d’émission, soit 38% du temps total, et encore en étant large car souvent son propos fut émaillé d’intervention intempestive de l’un des quatre autres protagonistes. « Invité » principal, sa parole était donc minoritaire à tous niveaux.

Mais nous sommes maintenant en 2024, peut être les choses ont-elles changées ?
Las, vous vous doutez depuis le titre de cet article qu’elles n’ont évolué que pour empirer.

Et comme il vaut mieux en rire qu’en pleurer, on va prendre le pire exemple possible pour l’illustrer : celui du passage de l’actuel président de Reporter Sans Frontière, Christophe Deloire, dans l’émission de l’insupportable présentateur / moraliste / omniscient / gueulard Pascal Praud aidé de ses non moins insupportables chroniqueurs experts en tout et surtout en rien, dont la majorité est fortement réactionnaire quoiqu’ils le nient ainsi que toute leur rédaction acquise aux idées de Vincent Bolloré leur chef, et dont le rôle est de frapper tous en choeur sur leur punching-ball du jour. Parfois c’est un gauchiste/syndicaliste, sinon une féministe ou encore un écologiste assez naï.f.ve pour espérer passer un petit message au public. Là, c’est une personne qui défend simplement une certaine idée, visiblement trop haute pour les « pros », du journalisme.

En effet, lassé de l’inaction de l’ARCOM supposée mettre de l’ordre dans l’usage des ressources publiques (financement, canaux d’émission, etc) et du respect de la loi ainsi que de la déontologie (pluralité, exactitude, etc), cet inconscient a osé saisir par rapport à C8 et CNews le Conseil d’État… qui lui a donné raison !

Aprés 24 heures de gros chagrin de l’ensemble des présentateurs de ces deux chaînes, avec moultes appels à la « liberté d’expression » qu’on assassine bien entendu dès lors qu’il s’agit de leur demander quelque respect de principes éthiques / républicains, il débarque donc sur ce plateau en espérant sans doute arriver à débattre de façon « contradictoire ».

Mais dés le lancement, Praud ironise en faisant mine d’interroger Deloire sur sa qualité de Ministre de l’Information, sous-entendant l’antique période de censure de l’ORTF. Celui-ci fait l’erreur de vouloir répondre à la fausse question, il est immédiatement coupé par Praud qui le qualifie d’impoli puisqu’il ne laisse pas saluer le reste du plateau – alors que c’est lui qui a initié l’échange de cette façon. Deloire évoque à juste titre les gants de boxe sortis par Paul Amar pour initier un tête à tête musclé entre Bernard Tapie et Jean-Marie Lepen.

La suite est du même tonneau : Praud somme son « invité » de répondre à telle ou telle fausse question, mais à peine celui-ci commence-t-il à parler, qu’il est soit couvert par les cris des autres, soit relancé sur une autre fausse question en mode zapping, soit contredit immédiatement y compris par Praud qui lui hurle littéralement dessus. Au bout de 8 minutes, il n’a vaguement pu parler que 2 minutes chrono, maximum et dans des conditions où l’adjectif « houleuses » semble encore un tantinet faiblard.

Ensuite c’est le compagnon de route d’Eric Zemmour, Eric Naulleau, qui prend le relai sur exactement le même mode, avec la soit-disante caution qu’il serait « de gauche » (et du coup, trés comique dans ses affirmations politiques, mais passons), il va donc poser de fausses questions orientées puis couper le pauvre « invité » à chaque début de réponse, en allant se livrer jusqu’aux attaques disons plus personnelles.

À ce stade, Praud croit pouvoir « résumer » les « échanges » en disant que son « invité » ne répond à « aucune question », qu’il est « très mauvais », Naulleau ajoute que c’est « un naufrage ». Aucun des deux ne semble réaliser que leur émission est en soi un naufrage de l’échange, qu’ils ne laissent pas de latitude à la moindre réponse, que leur dispositif est par nature médiocre, bref qu’ils ne sont là que pour faire semblant de débattre en jouissant seuls de la liberté de s’exprimer tout en empêchant tout contradicteur de parler.

Ensuite le ton formel se calme un peu avec les interventions de Charlotte D’Ornella et Olivier Dartigolles, mais le procédé et le résultat restent identiques : des pseudo-questions suivies d’à peine quelques secondes pour laisser leur « invité » commencer à parler avant de le couper, le couvrir ou vite passer à la fausse question suivante.

Ultimement, Deloire tente de souligner à quel point ce plateau, où il est minorisé, manque de la fameuse pluralité qui a fondé sa saisine validée du Conseil d’État, tel Bourdieu sur la cinquième en son temps, mais Praud le coupe de nouveau car il préfère saluer (?) un chroniqueur qui arrive ou qui part (bref, ses coulisses priment sur sa politesse vis à vis de son « invité ») et le faux « entretien », qui n’a jamais démarré en fait, s’arrête donc là.

On aura donc assisté à prés de 23 minutes de pugilat asymétrique à quatre contre un, et où Deloire n’a pu parler (sans être coupé ou couvert ou relancé) qu’environ 6 minutes grand maximum. On en arrive donc sur à peine du 26% (contre 38% à l’époque de Bourdieu). En plus, là où du temps de Schneidermann le ton était policé et la flatterie initiale un masque à l’attaque successive plus finaude, chez Praud on insulte, on méprise, on attaque, on hurle sans aucune limite de décence ni de nuance. C’est du « spectacle » au sens debordien : du brutal, du vulgaire, du bête et du méchant.

Gageons que Praud et ses sbires ont un salaire à justifier, un P.D.G. d’extrême droite catholique à satisfaire, un public probablement friand de bagarre (facile car inégale) à contenter – et à écerveler pour le disponibiliser à la pub pour Coca. Si Bourdieu était encore parmi nous, il aurait peine à croire que tout ce qu’il avait analysé ne ferait que s’amplifier jusqu’à cette lamentable caricature de « journalisme » et « d’information » de notre époque.

Prochaine étape, peut être bientôt chez Cyril Hanouna : représenter un « invité » par un mannequin comme le fait le youtubeur fascisant Ugo Gil Jimenez avec « les électeurs de gauche » qu’il déteste, afin de suggérer un assassinat franc à l’arme blanche et/ou par balle ? Voilà qui serait encore plus transparent et décomplexé, à n’en pas douter, et surtout plus aisé. En effet, car le mannequin ne leur répondra même plus, et car il leur suffira juste de troquer leurs cartes de presse (en carton) par de bons vieux fusils d’assaut plus à même d’identifier leur métier réel : celui du terrorisme intellectuel au service de l’extrême droite capitaliste.

Sources :
Le livre de Bourdieu
L’entretien sur la cinquième
L’illustation 2024 avec CNews
Prochaine étape ?