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Le visage du « Marché »

Pendant la campagne présidentielle, tous les candidats ou presque ont tempêté contre les marchés. Le « Marché »… cette hydre mondialisée contre laquelle on ne peut rien selon le discours officiel de droite comme de gauche, cette entité sans visage, sans identité, sans représentant légal …

Le marché s’affole… le marché est rassuré… le marché est sceptique face aux décisions de tels politiciens… le marché s’interroge… Serait-il doué de raison, de sentiments, d’émotions ?
En 2005, Jean Peyrelevade expliquait que « mettre fin à la dictature du marché, fluide, mondial, anonyme, c’est s’attaquer à quelles institutions ? », et que nous sommes  »impuissants faute d’ennemi identifié ». Juste après la crise, Sarkozy nous affirmait pouvoir « moraliser » les marchés et en finir avec les paradis fiscaux. Hollande lui, lors de son discours du Bourget, déclarait que « dans cette bataille,(…) qui est le véritable adversaire ? Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc jamais élu. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. » Les médias même nous présentent toujours le « Marché » comme un entité désincarnée, et surtout hors du champ politique et des choix de sociétés.

Ce qui fait dire aux politiques que les marchés sont incontournables, qu’ils serait vain ou impossible de ne pas se plier à leurs désidératas, leurs pressions, leurs tendances… Tout ceci afin d’édifier le marché en totem qui impose les décisions politiques, les choix de société, enfin tout ce qui est bon pour qu’il ne soit pas déstabilisé, espèce d’entité mondiale hors de tout contrôle.
On connait du marché déjà les traders, exécutants de  »donneurs d’ordres » dont on n’a jamais rien su, les
fonds de pensions, entités non humaines spéculant sur les faillites des entreprises et de pays, les banques, jouant à investir dans des montages financiers dont elles ne connaissent pas les composants. Mais le « Marché » a un visage, une représentation humaine, identifiable, quantifiable, à laquelle on pourra un jour demander des comptes puisque des populations ont perdu leur auto-suffisance, leur autonomie économique, voient leur environnement se dégrader à grande vitesse et se retrouvent du coup en quasi esclavage pour subsister.

Public privé, une valse à deux temps :

La gouvernance de pays a toujours été sous-tendue par des philosophies politiques, des cadres idéologiques, qu’on aille des dictatures aux démocraties. Du Marxisme au libéralisme, toujours les modèles de gouvernance s’appuyaient sur des théories plus ou moins humanistes, plus ou moins égalitaires, plus ou moins sociales. Les priorités étaient décidées à l’échelon national, en faveur d’une minorité ou du peuple, mais le facteur humain n’était pas absent des considérations politiques. Mais s’est installé un autre pouvoir de gouvernance, transparent, qui a sorti l’humain du schéma de ses objectifs prioritaires. Que sont devenues les visions de société des nouvelles gouvernances ? Quel pouvoir incarnent les hommes politiques aujourd’hui, et pour qui « roulent-ils » ?

L’Italie, galop d’essai technocratique :

A la chute de Berlusconi, et au vu de la situation catastrophique dans laquelle se trouvait l’Italie, le choix des acteurs de la classe politique qui allait prendre la relève allait montrer les priorités adoptées. Mario Monti a donc profité de la confusion politique de son pays pour arriver au pouvoir. Cet homme, membre du comité de direction du groupe Bilderberg, depuis 2005 « International Advisor » pour Goldman Sachs, président de la section Europe à la Commission Trilatérale, a su s’entourer d’une équipe spécialement montée en temps de crise. Ses principaux ministres siègent aux conseils d’administrations des plus grosses entreprises italiennes. Tous sont des techniciens, aucun n’est parlementaire. M. Passera, au développement économique, est PDG d’Intesa Sanpaolo (banque), Mme Fornero au ministère du travail, est vice-présidente de cette même banque, M. Profumo, à l’éducation, est administrateur d’UniCredit Ptivate Bank, Piero Gnudi, membre du directoire de Confindustria, de la direction d’Assonime et du comité exécutif de l’Aspen Institute, c’est également un conseiller d’administration d’Unicredit, Fabrizio Barca, est président du comité des politiques territoriales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les autres membres sont tous aussi issus de la société civile, ambassadeurs, universitaires, recteurs, militaires ou chercheurs.

Porosité entre politique et finance :

On a remarqué que bon nombre de dirigeants ou d’anciens dirigeants politiques ont effectué des reconversions vers le monde financier, celui qui les étranglait du temps de leur mandat. Ainsi, M. Kok, ancien premier ministre des Pays-bas, a-t-il rejoint le conseil d’administration de ING, Shell et KLM.
Gerhard Schröder, l’Allemand, est devenu président de la société Nord Stream AG (Gazprom, BASF, GDF Suez) administrateur de TNK-BP et conseiller chez Rothschild. M. Schily (ancien collaborateur de Schröder) est maintenant conseiller dans le groupe Investcorp. L’ex-chancelier autrichien M. Schüssel, M. Amato actuellement à la convention européenne, et M. Kofi Annan se retrouvent aussi chez Investcorp. M. Clement, ancien ministre allemand, est associé à River-Rock Capital et administre Citigroup Allemagne. L’ancien secrétaire d’état allemand Koch-Weser est vice-président de la Deutsche Bank. L’ex-ministre des finances de Mme Merkel, M. Steinbrück, est administrateur de Thyssen-Krupp. L’ex-ministre anglais, M. Miliband est conseiller pour Vantage-Point Capital Partners et Indus Basin Holdings. M. Mendelson, ancien commissaire européen au commerce, est employé par la banque d’affaire Lazard, M. Blair est conseiller de la banque suisse Zurich Financial Services et le hedge fund Landsdowne Partners. Au comité consultatif de JP Morgan, on retrouve d’ailleurs Messieurs Blair, Annan et Kissinger…

Socialisme et capitalisme :

De grandes figures européennes des partis socialistes ont aussi renié leur engagement idéologique, en se mettant au service de l’industrie ou du monde bancaire ; L’ancien chancelier autrichien M. Vranitzky est administrateur chez Magma International ; Felipe Gonzales, ex-premier ministre espagnol, gère un hedge funds Tagua Capital, et administre Gas Natural ; l’ex-ministre des finances Solchaga, a été conseiller chez Citigroup et l’agence de notation Fitch. En Scandinavie, M. Brundtland, est chez PepsiCo, M. Stoltenberg chez East Capital Asset Management et M. Persson chez Publicis (JKL Group). En France, signe fort et pourtant discret, le directeur de campagne de M. Hollande fut M. Moscovici. Ce dernier est vice-Président du Cercle de l’industrie, lobby dans lequel se retrouvent les plus grands groupes industriels français. Message en filigranne du candidat Hollande : « Le socialisme français n’est pas une révolution rouge… »

Tirer des leçons constructives :

Les instigateurs de la crise américaine qui a entraîné le monde financier dans une crise mondiale sans précédent, n’a pas à se faire de soucis quant à son avenir… M. Obama n’a-t-il pas accordé sa grâce présidentielle aux responsables américains à l’origine de cet effondrement financier ? En Europe, nous avons fait mieux. Suite à la crise financière, ont été créées des commissions qui devaient ériger des règles de conduites responsables des banques et de la bourse. A quels experts fut confiée cette tâche ? M. Volcker de chez JPMorgan Chase, M. Draghi de Goldman Sachs, M. Larosière de chez AIG, BNP, M. Turner employé par Standard Chartered Bank et Merrill Lybch Europe, M. Lamfalussy, chez CNP Assurance et Fortis, l’ex-patron de la réserve fédérale américaine, M. Greenspan, conseiller chez PIMCA, a été embauché par le fonds alternatif Paulson & Co. Les principaux gestionnaires des fonds de pension américains sont tous issus du monde politique, tels M. Summers, M. Griffin, créateur de Citadel Investment ayant financé la campagne de M. Obama, M. Mallock- Brown ancien administrateur du Programme des Nations Unies pour le développement s’est vu embauché par M. Soros, qui est devenu célèbre pour ses activités de spéculation sur les devises et les actions, et qui est actuellement président de Soros Fund Management et de l’Open Society Institute. En Italie, on remarque que les postes clés sont occupés par des techniciens de la finance, du monde bancaire. Ceux là même qui ont oeuvré à la mise à genou des économies nationales, des collectivités locales par les prêts toxiques, des montages financiers pour maquiller les comptes (cf le cas de la Grèce) et des intérêts démesurés à rembourser, par la spéculation, deviennent les techniciens de la dette, du redressement par l’austérité et la démolition des pans sociaux des démocraties. Quand ils ont quitté le monde politique, ils se retrouvent à servir, grâce à leur réseau, leur carnet d’adresse, leurs décisions politiques, les grands trusts internationaux, les grands groupes financiers.S’opère souvent un va-et-vient, car il n’est pas rare qu’ils effectuent des retours à la vie politique, et il n’est pas stupide alors de se demander où est la limite entre les intérêts publics et les intérêts privés. Ce « Marché » a bien des visages, ceux d’oligarques propriétaires de trusts, de groupes financiers. Il utilise comme fer de lance la politique pour arriver à ses fins, soit par lobbying, soit en employant les grands décideurs politiques, ne dédaignant pas les voir retourner au pouvoir pour appuyer leurs plans économiques et financiers après les avoir remerciés en leur offrant des poste en or ou des jetons dans les conseils d’administration.

Nommer le « Marché », c’est nommer les propriétaires des plus grands trusts mondiaux, les principaux actionnaires des fonds de pensions et des banques, liste qu’on retrouve dans le Forbes entre autre. Mais les exécutants, ceux qui rendent possible cet enrichissement démesuré, constant, d’une oligarchie (0,2% de la population contrôle 50% des avoirs en bourse) au détriment des peuples, et qui mettent en place les moyens techniques dans les états pour permettre et améliorer les rendements, sont les hommes politiques. Ces derniers, comme on l’a vu, ne sont pas oubliés au bord du chemin, et profitent de cette manne qu’ils ont contribué à pérenniser par des lois et des politique économiques. Ils ne dédaignent pas, avec cynisme, à opérer des allers-retours entre public et privé pour peaufiner un peu plus les outils qu’ils mettent à disposition de leurs mentors.
Les visages du « Marché », on les croise dans les travées du Palais Bourbon…

Sources : Geoffrey Geuens (Monde diplomatique)
« Où se cachent les pouvoirs » Manière de voir
« The crisis of neoliberalism » Gérard Dumenil Dominique Levy