La Finance (1/3) : 4 siècles d’évolution
La chute n’en finit pas de continuer et la croissance ne soutient plus rien : les dettes s’alourdissent, les notes baissent et les pays s’agenouillent comme des dominos dans cette valse surréaliste. Cela amène la question suivante : comment la finance a-t-elle évolué jusqu’au non-sens actuel où elle prime sur le social et l’environnemental alors même que les axiomes économiques dominants s’étiolent un à un à la lumière des crises successives ?
Un berceau londonnien
Expérimenté localement dès le moyen-âge aux carrefours du commerce international (Italie, Belgique, Suède, Hollande notamment), le concept de groupe bancaire émetteur à même de concentrer des investissements colossaux à l’échelle d’une nation (ou plus !) débute vraiment en 1694 avec la Banque d’Angleterre. Adossée à la monarchie constitutionnelle de l’époque, elle fait très vite valoir son monopole sur, entre autres, l’émission de monnaie indexée sur les richesses (or notamment) d’État. Elle est mandatée pour réaliser le plan Patterson : le 1er grand emprunt de l’histoire, ayant pour objectif de financer la politique guerrière, coloniale et maritime du pays ; la taxation populaire garantie par les autorités vient recouvrir les intérêts de cette dette. La banque est donc à la fois emprunteuse privée et créancière institutionnelle. C’est aussi autour d’elle que s’agrège dès 1801 ce qui deviendra par la suite la 1ère place boursière du monde : la londonienne City qui débute à l’époque par quelques bureaux inventoriant le cours des valeurs des biens. Boosté par l’exploitation de l’Afrique (esclavagisme), de l’Inde, de l’Asie ou de l’Amérique du sud (produits de luxe) -autrement appellé commerce triangulaire ou colonial- le système d’échange bancaire se mondialise très vite avec ses taux de change (titres ou monnaies) ou d’échange (valeur des marchandises) et avec lui ce type d’établissement gargantuesque.
Cas d’école spéculatifs
Mais un principe pervers préexistait dès début 17ème, lorsqu’un actionnaire d’une compagnie néerlandaise s’engagea à vendre ultérieurement davantage d’action qu’il n’en possédait au moment de l’accord. Il pariait ainsi sur une baisse prochaine du cours de l’action et donc de sa disponibilité pour ses propres besoins de rachat afin d’honorer sa promesse à temps. Or, il se trompait : le cours remontait ensuite et il se trouva donc dans l’impossibilité de racheter les actions promises pour les délivrer (même à perte) le moment voulu. La vente à découvert -aussi appelée « à nu »- venait de voir le jour. Elle fut plusieurs fois interdite, encadrée puis tolérée au cours de l’histoire jusqu’à nos jours.
Mais on peut considérer que le phénomène spéculatif se massifie lors de la Crise des Tulipes vers 1636 ; de part l’engouement pour cette fleur luxueuse d’importation à la reproduction complexe, les ventes à comptant (immédiates) n’ont lieu que sur quelques jours d’avril/mai où la livraison est directe. Le reste de l’année est donc sujette à une dérive folle des positions sur la prochaine floraison, la transaction devenant contrat à terme (différé) de gré à gré (tenu secret) avec une demande de loin supérieure à l’offre ; de plus, il n’existe pas encore de chambre de compensation à cette époque pour garantir l’équilibre relatif des échanges. Résultat : le prix d’un seul oignon de tulipe peut atteindre en 1637 la valeur de plusieurs maisons ou de 15 salaires annuels avant de chuter brutalement de 99%, ruinant durablement le pays !
Des crises croissantes
Cet épisode floral n’est que le 1er d’une longue série de catastrophes systémiques qui iront croissantes en intensité et en taille, à raison d’une crise d’ampleur par décennie en moyenne jusque 1932. Le schéma est souvent le même : une panique et/ou un défaut de régulation permet une aubaine et la bulle spéculative ainsi formée explose à un moment plus ou moins prévisible, le krach, contrebalançant (sous forme de pertes et/ou de faillites) les profits colossaux précédemment réalisés. Nous en avons des exemples célèbres dans l’histoire financière :
Celui de Londres en 1797 en pleine guerre napoléonienne, des rumeurs d’invasion poussant à la panique générale, permettant des rachats juteux.
Celui, international, de 1836/37 causé par l’obligation de payer en métaux précieux les terres américaines, générant des faillites jusqu’en Europe.
Celui de Vienne en 1873 par manque de ressources, cessations de paiement et effondrement boursier qui force l’adoption de l’étalon-or presque partout.
Celui de Lyon en 1882 où une prise de risques suivie de spéculation baissière (ou « agiotage ») entraînait la faillite de l’Union Générale.
Celui des dit « des banquiers » en 1907 avec une tentative ratée de « corner » sur fond de récession générant retraits massifs et faillites sérielles.
Pour mettre fin à ce dernier, un groupe de financiers autour de J.P. Morgan soutenait le système américain – comme durant une précédente panique sur l’or en 1893. La conséquence principale de ces sauvetages privatifs a été la création d’une banque centrale abandonnant l’étalon-or contrairement à toutes les préconisations de grandes figures politiques des USA comme Jefferson ou Jackson.
La Réserve Fédérale
Influencé par des cartels issus des grandes banques européennes, anglaises en tête, le système financier américain voulait donc sa réserve fractionnaire. La loi (Owen-Glass Act) qui fonde la FED est votée en plein noël 1913 et promulguée immédiatement par le président Wilson, qui le regrettera ensuite. Cette création centraliste et privative sera très critiquée (Lindbergh, McFadden par exemples) et fait toujours l’objet de nombreuses théories prétendant que des dynasties séculaires dirigent ainsi le monde, provocant guerres, dépressions économiques et même la mort de ceux qui les combattent tels Lincoln (dollar « Greenback »), McKinley (retour à l’étalon-or) ou encore Kennedy (ordre « 11110″). Étonnamment, ces thèses sont étayées aussi bien par des anticapitalistes, ennemis de la financiarisation, que par des « anarcho »-capitalistes, partisans de la disparition de l’État. Alors est-ce fondé ou factice ? Toujours est-il que le plus grand secret entourait la FED lorsqu’elle fut crée avec ses dirigeants originaires des grandes banques privées, promulgant a priori l’intérêt commun des banques (un système monétaire stable) au-dessus du reste. Mais dès lors, comme dans d’autres pays préparant la guerre, la conversion or est suspendue (« planche à billet ») : la réserve peut ajuster les taux directeurs et mettre en circulation autant de monnaie que souhaité, sans autre limite pour l’État que de payer en retour des intérêts par le biais des impôts (IRS). Les 12 groupements de banques régionales qui lui donnent corps deviennent donc à la fois émetteurs et prêteurs. Le modèle historique de la Banque d’Angleterre, repris ensuite par Bonaparte pour créer la Banque de France, est donc reproduit, amplifié à la démesure américaine qui se veut déjà mondialiste. Pour autant, la stabilité financière et les bas taux promis par ce dispositif ne tiendront pas les engagements – malgrè un retour à l’étalon-or (1922-1925) : la grande catastrophe financière du siècle va surgir à l’aube de la seconde guerre mondiale, qui appuyera paradoxalement la relance économique.
Qu’est-ce que l’argent ?
A ce stade, il faut revenir aux fondamentaux : sorti du troc, ce sont les biens durables et de valeur admise -métaux précieux (or, argent notamment) en tête- qui ont longtemps joué le rôle de monnaie. De la monnaie papier (titre, chèque ou billet) a ensuite été émise comme donnant directement droit à une part d’un stock réel de richesse qui en garantissait la valeur « fiduciaire ». Une masse monétaire totale en circulation était donc théoriquement (car les fraudes furent nombreuses) strictement limitée par celle des richesses stockées en garantie. Ce système rigide mais stable permettait aussi les échanges entre pays (conversion or, principalement).
Mais quand surgissent des besoins de financement massifs (au hasard : guerre), cette conversion est souvent suspendue, tel vers 1914 : on s’autorise alors à émettre bien plus de monnaie qu’on ne possède de richesse réelle pour la garantir. Une banque centrale joue alors le rôle de stock réel, mais partiel puisque que chaque banque périphérique démultiplie la monnaie sur cette base : le système devient fractionnaire et la valeur monétaire devient variable car plus on en met d’argent en circulation et moins il a de valeur. On provoque par conséquent une inflation de la masse monétaire, qui génére une montée des prix ne pouvant être contrebalancée (sauf à fixer autoritairement les cours) qu’en montant les taux d’intérêts pour « éponger » la masse d’argent en circulation. Plusieurs conséquences :
- les emprunteurs sont aussi incités à produire plus car ils doivent rembourser leur emprunt + intérêts sous inflation (leur marge s’amenuise donc).
- la croissance passe donc directement en recouvrement de la dette (personnelle, privée ou publique) sans vraiment bénéficier à ses producteurs.
- les vendeurs ne vont baisser leurs prix que progressivement, sous déflation, lorsqu’ils ne trouvent plus assez d’acheteurs au cours du temps.
- les banques s’approprient de la richesse par ces mécanismes au lieu de simplement la stocker pour le compte de leurs client(e)s.
De l’intérêt du crédit
En plus de possèder des masses d’argent qui se dévalue, les banques peuvent créer de l’argent par crédit aux entreprises, aux particuliers ou même à l’État, qui, au lieu de créer sa monnaie lui-même, contracte de la dette publique. Pour se faire, une banque a quelques obligations :
- limiter les prêts à un multiple de ses fonds propres (plus ou moins 1000%)
- placer une garantie à la banque centrale (moins de 5% de ses dépôts)
- fournir en monnaie (« fuite ») quiconque le demande (environ 15% des dépôts)
- n’engager prudentiellement que 10% (maximum) de ses fonds sur les marchés
Une banque commerciale peut donc créer 10.000€ virtuels avec 1000€ de fonds réels. Si ces 10.000€ sont placés chez elle, elle n’est tenue de déposer que 200€ réels à sa banque centrale et de disposer de 1500€ de monnaie. Créer ex-nihilo 9000€ d’argent virtuels (et qui lui seront réellement remboursés avec intérêts !) ne lui immobilise donc que 1700€ réels – et elle peut faire fructifier 10% du reste, légalement, pour son compte propre. Conséquences majeures :
- l’argent mis en circulation provient essentiellement des emprunts en cours, d’où compétition forcée dans la société pour s’accaparer de quoi payer les intérêts, entraînant la faillite systémique des perdants à ce jeu de chaises « musicales » très spécial …
- chaque fois qu’elles mettent en circulation cet argent crée à partir de rien pour un crédit, les banques participent à l’accroissement de la masse monétaire globale tout en s’appropriant une part croissante de la richesse totale ce qui rend les autres acteurs économiques plus enclins à l’emprunt !
Le système monétaire est donc un cercle potentiellement vicieux qui peut mener à des crises microéconomiques (ménages ou entreprise isolée) voire à des catastrophes macroéconomiques comme l’hyperinflation quand rien n’est fait pour stopper le phénomène (1923 en Allemagne, aggravé par la dette de 1918) ou à la stagflation (chocs pétroliers successifs) si l’État s’endette pour relancer mais que la croissance ne suit pas.
Des jours sombres
C’est donc durant cette bulle qui débute en 1926, où l’on autorise les achats avec un apport réel de seulement 10% de la valeur d’un bien, que surgit ce qu’on appelle un plateau élevé : artificiellement dopés par une économie à crédit et un boursicotage généralisé (exemple : des trusts bidons s’endettent pour racheter leurs propres actions et les revendre ainsi à prix gonflé), les cours boursiers plafonnent à des niveaux anormalement élevés depuis plusieurs jours d’octobre 1929. Le 24, les « prises de bénéfices » commencent, se traduisant par un nombre massif de ventes. Puis les acteurs du marché, supposant à raison que les prix ne pourront que baisser, se raréfient et n’achètent plus. Le cours des offres s’effondre alors, les positions optimistes sont liquidées, les ventes se font dès lors à perte et en aveugle tant les prix chutent vite, les bourses ferment leurs portes pour stopper la panique tandis que les plus éminents financiers s’entendent pour racheter ce qui peut l’être et retenir l’effondrement (tout en s’enrichissant parfois). Rien n’empêchera la continuation du phénomène les 28 et 29 octobre, et cela va perdurer en crise bancaire jusque 1932 et même atteindre l’Europe car les banques, spéculatrices internationales de 1er plan, font faillite ou n’ont plus de quoi prêter à personne. Au final la valeur de certaines actions aura parfois été divisé par 100, les indices (Dow jones, par exemple) perdant 50% ou plus de leur valeur tout commes certaines grandes fortunes (Rockefeller en tête). La classe moyenne, ruinée, cesse de consommer et propage la panique et le chômage. Dans ce contexte de crise majeure, la politique protectionniste de Hoover pour endiguer le problème ne fonctionne pas et aggrave les choses, répandant la crise jusqu’en Europe via l’Allemagne. Cela lui coûte l’élection suivante.
New Deal et interventionnisme
Rencontrant d’abord la résistance au changement et quelques échecs sur des choix malheureux, Roosevelt va réduire la récession et le chômage par des campagnes de réformes légales, sociales, agricoles ou de grands travaux. Le pivot de sa nouvelle donne consiste à relancer l’économie en fusionnant les nombreuses banques déficitaires, à revenir à l’étalon or (et interdire sa possession privée), à mettre en place un organisme de surveillance (SEC), et également à interdire (Glass-Steagall Act) le mélange des activités de banque d’affaire (spéculation) et de dépôt (épargne). Ce dernier point est actuellement vu comme central par nombre d’économistes pro-régulation. Mais à l’époque, tout cela ainsi que la mise en place de protections sociales est considéré comme une sorte de communisme – surtout par les théoriciens d’un marché « libre » (pour ne pas dire « libertarien ») adeptes comme Hayek du dogme autrichien de l’autorégulation, sur le modèle de Say. Le président persiste pourtant dans cet interventionnisme d’État (-providence) en grande partie inspiré par les économistes de l’époque, à commencer par Keynes qui promeut la stimulation de la demande pour relancer la machine économique.
La seconde guerre mondiale finie, celui-ci sera aussi l’un des artisans des accords de Bretton-Woods (1944) qui fonderont le nouveau système financier plus souple grâce au dollar (seul convertible en or) pour étalon de toutes les autres monnaies et la Banque Mondiale plus le Fond Monétaire International comme institutions. Grâce à cela et au boost productiviste nécessité par la guerre, les crises économiques majeures disparaissent alors durant la parenthèse de 30 années, dites « glorieuses », qui suit.
Les produits classiques
Durant cette période, les bonnes habitudes reviennent donc.
Les arbitrages (spéculation sur la variation des cours) deviennent moins prépondérants dans la mesure où l’abandon de l’étalon or fournit une moindre visibilité sur les fluctuations à venir, décourageant les profiteurs en la matière.
Les contrats à terme (future) sont strictement encadrés par les chambres de compensations qui collectent les dépôts de garantie, garantissant l’engagement et la solvabilité des parties, et les appels de marge, qui compensent quotidiennement les écarts de valeur par crédit ou débit des signataires – sous peine de liquidation de leurs positions.
L’essentiel des échanges financiers se fait autour de l’action qui consiste en un titre de propriété d’une partie du capital d’une entreprise, donnant droit à une capacité décisionnelle au sein de celle-ci et au paiement de dividendes selon les bénéfices qu’elle réalise. Le nombre et la valeur des actions d’une entreprise peut fluctuer, faisant prendre le risque aux détenteurs de perdre de l’argent si les résultats sont mauvais.
Se généralise par ailleurs la créance titrisée sous forme d’obligation où l’emprunteur, généralement du domaine public voire institutionnel, garantit un taux de retour fixe aux détenteurs ; le risque de défaut est donc quasi nul mais le gain raisonnablement défini d’avance.
Les indices boursiers sont ainsi stabilisés durant tout l’après-guerre sur la base de ces produits simples et de pratiques très encadrées.
Rechute des seventies
Mais le dollar aura été beaucoup trop sollicité pour financer la guerre du viet-nam et les projets de la course spatiale. Pire, il est prisé dans le monde entier en tant que référence de change international, ce qui le rend d’autant moins disponible dans son pays d’origine. Consécutivement à un soubresaut en 1966 où les réserves américaines viennent à manquer de dollar (!), il est donc rapidement décidé de passer à un change mondial flottant vers 1973, sous Nixon. Désormais la valeur de chaque monnaie est evaluée au jour le jour, les unes par rapport aux autres. Cela ouvre grand la porte à plusieurs outils économiques arbitraires :
- la dévaluation, protectionnisme qui consiste à baisser la valeur d’une monnaie nationale pour accélérer sa circulation (ce qui revient à en émettre, donc à de l’inflation) tout en devenant compétitif pour les autres pays (export).
- la réévaluation, expansionnisme qui rend une monnaie potentiellement plus forte, facilitant l’achat a l’étranger (import) et la tendance à l’épargne qui amène généralement une baisse des prix intérieurs (déflation).
- l’ajustement des taux d’intérêts (ou directeurs) nationaux qui permettent de renforcer ces deux procédés ou d’en atténuer les effets indésirables (spéculation ou surchauffe, fuite des capitaux, récession …).
Par la privatisation généralisée du secteur bancaire et du crédit, l’argent en circulation provient donc désormais essentiellement des emprunts, consistant donc en une dette de la société vis-à-vis des banques privées. Avec cela, en plus des demandes croissantes de pétrole dues à l’industrialisation, on retrouve à nouveau le rythme de crise régulier, cette fois d’une tous les 3 ans en moyenne.
En pleine guerre froide, dans une ambiance internationale lourde, l’économie se met à stagner dans la crainte du prochain choc pétrolier. Commence alors paradoxalement une longue période de dérégulation euphorique qui va redynamiser l’économie mais rendre son aggravation systémique souterraine jusqu’en 2007. Revenons-y en détail dans le second volet de ce dossier.
Sources :
Histoire de la banque d’Angleterre
La vente à découvert
Crise de la tulipe
Chronologie de la crise
Création de la Banque de France
La réserve fédérale américaine
Notice de l’étalon or
La création monétaire expliquée
Petit lexique économique
La relance du New Deal
Les produits financiers simples
Comparatif des systèmes de change