Printemps 2015 : la continuité logique de la frustration populaire
Le printemps 2012 peut à bien des égards être perçu comme étant la prémisse de la lutte qui reprend forme aujourd’hui au Québec. Il importe de se rappeler qu’à cette époque, au départ, les étudiant-e-s s’étaient mobilisé-e-s contre la hausse des frais de scolarité du gouvernement libéral de Jean Charest. C’est aussi l’enjeu qui avait été mis à l’avant-scène tout au long des événements qu’on connait. Toutefois, on se rappellera l’épisode des casseroles qui, chaque jour, rassemblait parents et enfants, étudiant-e-s et citoyen-ne-s, travailleurs et travailleuses, de partout à travers la province. Aucune région de la province n’avait alors été épargnée. En soirée, on pouvait entendre la manifestation d’une lucidité sociétale très répandue; le réveil de la société civile, très au fait des aberrations latentes qui définissaient avec précision la politique québécoise. Les bruits métalliques qu’on entendait étaient ceux d’une colère généralisée, d’une conscience populaire qui ne demandait rien de moins qu’une cessation imminente des clowneries gouvernementales. Ces aberrations, qui sont une fois de plus mises en relief avec le dépôt du budget Leitao 2015, sont les mêmes qui génèrent actuellement la « grogne » populaire et la soif de justice des étudiant-e-s en grève.
À l’époque, les municipalités, éprises de panique et très peu conciliantes, s’étaient assurées d’un certain calme en imposant aux manifestant-e-s des projets de loi comme le P-6 à Montréal ou l’article 19.2 à Québec (dans le RVQ 1091). Pour qu’une manifestation soit légale, disait-on, il faut fournir un itinéraire. La raison officielle derrière cette restriction du droit d’expression était alors la sécurité publique. Dans la pratique, elle aura servi à faire taire cette rébellion qui devenait beaucoup trop dérangeante aux yeux des élites dirigeantes et économiques (il devient parfois très difficile de bien distinguer les deux).
Nous connaissons la suite de l’histoire. Devant une pression généralisée de toutes les strates de la société, des élections sont déclenchées : Charest se voit montrer la porte et le Parti Québécois fait son entrée au pouvoir. La hausse des frais de scolarité est annulée, mais on procède tout de même à son indexation par un Sommet dont la finalité était prédictible longtemps avant sa tenue.
Mais l’histoire ne prend pas fin exactement à ce moment. Car la société civile, toujours frustrée mais tue pendant un instant, remontre aujourd’hui les dents. Les échos de la colère qu’on entendait il y a à peine trois ans nous reviennent lentement. Les espoirs générés par l’épisode des casseroles, par les manifestations monstres qui réunissaient des personnes issues de tous les horizons, par les rassemblements qui naissaient spontanément dans les quartiers populaires, par une classe dirigeante visiblement prise au dépourvu, sont encore d’actualité. Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui, c’est à l’histoire qui suit son cours normal.
Si l’austérité – telle que prescrite par la classe dirigeante dans son ensemble depuis maintes années – n’était pas encore diffusée de manière générale par les acteurs et actrices sociaux en 2012, cela n’indique en rien que l’enjeu n’existait pas déjà. Merci aux différentes observations qui surgissent de toutes parts de la société et qui permettent aujourd’hui de la mettre en lumière. Et le gouvernement ne s’en cache pas non plus, employant à son aise un synonyme qui cherche à limiter l’impact de ses politiques et qu’il nomme bêtement « la restriction budgétaire ». Devant la lucidité populaire, le gouvernement ne peut plus masquer ses intentions et la dérive sémantique qu’il tente de faire avaler à sa population est là pour en témoigner.
Il est d’emblée facile de tracer le pont qui relie les politiques austères au courant économique globalement dominant, véhiculé par les élites économiques et reprises par la classe dirigeante issue de celles-ci, qu’on appelle le néolibéralisme. Pour les tenants de cette doctrine, « la libre compétition des agents économiques animés par la recherche du profit constitue le seul vrai moteur du développement économique national et international. Loin d’intervenir comme agent économique, l’État doit favoriser la libre concurrence et opter pour une politique de laisser-faire[1] ». Le néolibéralisme est mis en pratique lorsque, par exemple, on annonce des coupures dans les programmes sociaux, l’éducation, la santé, l’environnement, etc., et qu’en contrepartie, on nous annonce des réductions d’impôt pour les entreprises et un allègement du coût de leur masse salariale (la diminution des contributions des taux de cotisation au Fonds des services de santé ne représentant qu’un exemple parmi tant d’autres). C’est ce qui est annoncé depuis plusieurs années, et qui se matérialise une fois de plus dans le budget provincial de 2015. Qui sont ceux qui, réellement, profiteront des politiques mises en place par la classe dirigeante? En 2012, la population qui manifestait sa colère en avait déjà une idée. Aujourd’hui, elle possède le vocabulaire pour l’exprimer clairement.
Devant ce réalignement idéologique affirmé par l’État, la société civile entreprend à nouveau de former un front combatif. On peut observer ce front par la très large mobilisation étudiante, qui se trame sous la forme de grèves et de manifestations ponctuelles. Il importe aussi de noter que ces manifestations ne sont pas tenues uniquement par les étudiant-e-s, une myriade d’événements semblables ayant été organisée par des syndicats nationaux et locaux et des organismes communautaires. Des actions citoyennes ont aussi eu lieu. C’est la société dans son ensemble qui est consciente de la lourde menace qui pèse sur elle. Le spectre d’une grève sociale, très présent, hante déjà la classe dirigeante, qui dans une crainte justifiable (car oui, elle doit craindre), prépare déjà une contre-riposte par les armes qu’elle s’était dotée il y a trois ans à peine, alors qu’elle faisait face aux balbutiements d’un ressentiment généralisé.
Il y a trois ans à peine, le Québec faisait la démonstration claire qu’il n’accepterait plus que l’État puisse, en se cachant maladroitement et hypocritement, continuer sur sa lancée aberrante de la création d’une province où l’on relègue toutes formes de justice sociale au second plan; où la diminution du fardeau fiscale des plus riches prime sur la lutte aux inégalités croissantes. À cet effet, on note que depuis trente ans, la part de revenus de marché – c’est-à-dire le revenu qui équivaut au revenu total avant impôt – du 1% des contribuables les mieux rémunérés s’est accrue, passant de 6,8% à 10,5%, tandis que celle des 50% les plus défavorisés a chuté de 13,0% à 10,5%[2]. Le Québécois et la Québécoise moyen-ne-s s’appauvrissent au même rythme que leur accès aux services essentiels est restreint, et la situation tend à devenir pire. Mais plus la classe dirigeante, « au nom du peuple », coupe dans son bien-être, plus celui-ci le constate et plus la tension monte.
Il y a trois ans à peine, la classe dirigeante s’en prenait directement aux libertés fondamentales d’expression, en restreignant de manière autoritaire le droit de manifester. Sentant le danger planer, et perdant peu à peu le contrôle, elle dut s’en prendre à nos libertés. Car oui, fournir un itinéraire est un enjeu qui ne date d’il y a trois ans seulement. Et oui, il y a trois ans, aucun-e dirigeant-e n’avait encore tracé le lien fallacieux entre « ne pas fournir son itinéraire » et « le grabuge et la pagaille ». Est-ce une coïncidence que de tels règlements naissent au moment même où la vindicte populaire résonne plus que jamais? Est-ce une coïncidence que le corps policier revienne aujourd’hui à la charge avec ces mêmes règlements? Non. Car c’est le même cri d’indignation qui résonne, celui là même qu’on entendait en 2012 et qui, pour les prochaines années à venir, retentira toujours plus fort, au point où il deviendra insoutenable pour la classe dirigeante.
Les différentes manifestations pacifiques qui eurent lieu ces dernières semaines, mais qui furent violemment réprimées, expriment avec exactitude la peur évidente de la classe dirigeante. Ses acquis, qu’elle s’est procurée au détriment de ce qu’elle considère être « sa » population, sont subitement menacés. Les politiques d’austérité, qu’elle présente délibérément comme étant une fatalité, génèrent une colère que la société n’arrive plus à dissimuler et qui se retourne contre elle. En réponse, la classe dirigeante déploie des centaines d’agents antiémeutes pour appliquer d’absurdes et illégitimes règlements municipaux et brisent des manifestations, à coup de matraque, de morsures de chien, de poivre et de gaz lacrymogènes, avant même qu’elles se soient mises en marche. Alors que la population se révolte, l’État a peur : voilà à quoi nous assistons.
La population se refuse à masquer ses intentions et ne réclame rien de moins qu’un recul total de la classe dirigeante dans ses intentions malveillantes qui ne cherchent rien de moins qu’à assurer le confort de sa propre classe. La classe dirigeante tremble et nous reconnaît donc comme puissance, car elle sait pertinemment que l’inévitable s’approche tranquillement.
[1] http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1609[2] Paul-André Lapointe. 2014. « Au Québec, est-ce que l’enrichissement profite vraiment à tout le monde? », IRIS, p.22.
Gabriel Leblanc