Le vrai coût des politiques sociales
« Les principaux ennemis de notre projet sont les gauchistes infantiles et les écologistes romantiques » (Rafael Correa) [1]
Faire passer les vessies pour des lanternes est un exercice bien connu des politiques. Incontestablement, nombre de dirigeants progressistes d’Amérique latine excellent dans ce domaine lorsqu’il s’agit d’impressionner l’opinion occidentale amie. Se présenter à ses yeux comme humanistes, anticapitalistes, anti-impérialistes et écologistes ne les empêchent aucunement, sur le plan intérieur, de conduire des politiques autoritaires en se prêtant au jeu des intérêts du capital international dans le total mépris de l’autonomie des populations et du respect des écosystèmes.
L’emphase révolutionnaire, surtout lorsqu’elle accroche au drapeau rouge un fanon vert, a du crédit auprès de la gauche alternative occidentale. A la recherche d’un contre-modèle, celle-ci est parfois prête à fermer les yeux sur certains « détails ». On pouvait espérer que ce ne soit pas le cas lors de la venue à Paris de Rafael Correa, invité à donner plusieurs conférences (notamment à la Sorbonne). Par rapport à cette rencontre, nous, militants impliqués dans des luttes socio-environnementales en France et solidaires avec celles d’ailleurs, souhaitions apporter quelques éclaircissements au sujet du prétendu écologisme de la « révolution citoyenne » [2] en Equateur.
Yasuní-ITT est mort, vive l’extractivisme !
Le monde a certainement perdu une belle utopie avec l’abandon de l’initiative Yasuní-ITT. Cette dernière, initiée par les mouvements écologistes équatoriens et reprise par le gouvernement de Correa dès 2007, engageait l’Etat à laisser sous terre une partie du pétrole du parc national Yasuní en contrepartie d’une contribution de la communauté internationale. Le 15 août dernier, le montant minimum (3,6 milliards de dollars) n’ayant pas été réuni, Correa jetait le projet aux oubliettes. Le pétrole sera donc exploité dans cette région à la biodiversité unique, territoire de nombreux peuples indigènes, dont certains en « isolement volontaire ». On peut sans doute blâmer la dite communauté internationale pour son manque d’implication (comme l’a fait Correa pour justifier son geste), mais force est de constater que l’avenir de l’initiative a toujours été incertain et que le « plan B » (l’exploitation) n’a jamais été exclu [3].
Ce projet, qui jusque-là avait servi de faire-valoir commode vis-à-vis des écologistes (« infantiles », selon les mots de Correa) comportait déjà une sérieuse limitation. Il divisait le territoire amazonien en deux : d’un côté, un fragile sanctuaire, de l’autre, les zones de sacrifice. De nombreux territoires, dont ceux des Kichwa de Sarayakú, étaient menacés ou déjà concernés par l’exploitation pétrolière. En février 2013, le gouvernement lançait le 11ème appel d’offre et envoyait ses émissaires aux quatre coins du monde (y compris à Paris) pour démarcher les acteurs du secteur. En dehors des « zones intangibles » protégées par l’initiative Yasuni-ITT, de vastes espaces de l’Amazonie équatorienne ont été ainsi ouverts à l’exploitation pétrolière. A Rio Blanco (Morona-Santiago), la consultation des populations locales (Kichwa, Shiwiar, Sapara, Shuar, Huito, Waorani et colons), procédure pourtant inscrite dans la Constitution de 2008, s’est résumée à la convocation de pères et de mères de famille à des réunions portant sur … l’éducation des enfants, où le sujet de l’exploitation pétrolière n’a été abordé qu’à la marge.
Une véritable mascarade. Pourtant, en juin 2012, à l’issue d’un long (10 ans) et éprouvant procès opposant le Peuple Kichwa de Sarayaku à l’Etat équatorien, la Cour interaméricaine des droits de l’homme rappelait déjà à l’Equateur son obligation de respecter les standards internationaux de la consultation libre, préalable et informée en cas de projets d’extraction pouvant modifier le mode de vie des populations autochtones. A la fin du mois d’octobre, plus d’une centaine de femmes indigènes ont marché vers Quito pour présenter un projet alternatif de développement, basé sur la déclaration des territoires menacés par le 11ème appel d’offre de « Kawsak sacha« , Forêt vivante, territoire sacré, libre de toute exploitation pétrolière [5].
C’est dire si l’initiative Yasuní-ITT faisait figure d’anomalie dans la politique extractiviste de Correa. La détermination du Président à transformer l’Equateur en un pays minier a de quoi faire pâlir de jalousie Arnaud Montebourg. Les permis de recherche minière remplissent les « vides » (et parfois se superposent) que les blocs pétroliers laissent sur la carte de l’Amazonie. Les projets les plus avancés d’exploitation industrielle de cuivre et d’or (en premier lieu ceux de la ECSA, propriété des sociétés chinoises Tongling et China Railways, et celui de la canadienne Kinross) ont été déclarés prioritaires dès 2010 par le Secrétariat National de Planification. Plus récemment (mars 2012), la ECSA (Ecuacorriente) a reçu l’autorisation formelle d’explorer. Pourtant, depuis 2006, les campagnes de prospection dans la Cordillera del Condor font l’objet de violentes protestations de la part des populations indigènes (principalement Shuars) et non-indigènes (colons, métisses).
Le cas de la vallée d’Intag, région de la cordillère occidentale couverte de forêts brumeuses et singulièrement riche en biodiversité, offre un autre exemple patent d’autoritarisme. Ses habitants (métisses, descendants d’africains et indigènes) résistent aux projets d’exploitation de cuivre à ciel ouvert depuis 1994. Au prix d’une lutte acharnée, ils ont obtenu le départ de deux entreprises minières (la japonaise Bishimetals dans les années 90 et la canadienne Copper Mesa à la fin des années 2000). Pour faire face à la menace du projet minier et aux discours de légitimation de celui-ci, ils ont également développé de nombreuses activités alternatives (café organique, agroforesterie, production artisanale de lait, savons, crèmes, écotourisme, projets de micro-barrages hydroélectriques, presse et éducation), faisant de leur région une réelle source d’inspiration pour ce que pourrait être, concrètement, le « Buen Vivir« .
Mais aujourd’hui, avec l’appui du géant minier chilien CODELCO, le gouvernement tente de leur imposer une nouvelle fois l’exploitation minière à grande échelle : restrictions au droit d’association, criminalisation des protestations, diffamation des dirigeants de l’opposition, campagnes de séduction auprès des enfants, tous les moyens semblent bons. La force publique est aussi mise à disposition : récemment, lorsque les communautés ont refusé à l’entreprise titulaire du permis (ENAMI EP) l’accès à la zone, celle-ci a été militarisée.
La liste d’exemples pourrait être longue : on peut citer les autres projets miniers aux mains de sociétés canadiennes, comme celui de Loma Larga (anciennement Quimsacocha), Rio Blanco, ou encore Shyri, la poursuite de la destruction de ce qui reste des mangroves par l’industrie de la crevette sur le littoral, les projets de grands barrages, etc. La législation a également été modifiée à l’avantage du secteur privé et particulièrement des grandes industries extractives et agricoles. La nouvelle loi de l’eau autorise « l’approvisionnement économique en eau pour activité minière de manière prioritaire » (art.73) et la nouvelle loi minière, malgré quelques avancées, conserve, à bien des égards, la permissivité des législations néolibérales précédentes. Enfin, Correa a également déclaré que l’interdiction des OGM, inscrite dans la Constitution de 2008, était « une erreur ».
Détruire au nom du développement ?
La politique extractiviste que l’Équateur mène depuis des décennies a pourtant déjà provoqué nombre de dépossessions et de désastres socio-environnementaux. C’est le cas de l’exploitation du pétrole amazonien, en marche depuis une quarantaine d’années. Deux peuples autochtones exterminés, des millions de barils de déchets toxiques et de résidus de pétrole déversés dans la nature, 30 000 victimes et la plus retentissante condamnation d’une entreprise privée de toute l’histoire du droit de l’environnement (malheureusement impossible à mettre à exécution)[6], – la catastrophe environnementale et humaine produite dans le nord de l’Amazonie par l’exploitation du pétrole par Texaco (aujourd’hui Chevron) est encore trop présente dans les mémoires pour qu’aujourd’hui les populations donnent aux pétroliers carte blanche. Quant aux désastres provoqués par l’exploitation minière industrielle, les exemples ne manquent pas au Pérou voisin et ils sont bien connus en Equateur.
Mais l’argumentaire de Correa est sans appel : « tout le monde est contre la destruction de la nature, mais si notre développement en dépend … nous exploiterons »[7]. C’est du « développement » national, sous sa forme la plus traditionnelle et productiviste, dont parle Correa. De nombreux exemples prouvent que dans les zones de sacrifice, forcées d’assumer les coûts dudit développement, ce qui se développe sur le long terme, c’est surtout la pollution, la corruption, la violence et la misère. En raison de la multiplication des exploitations et de leur taille titanesque, de la réduction continue des espaces de vie, le désastre – non seulement écologique mais aussi, en premier lieu, social – s’y transforme en une réalité systématique. Au nom du « développement », les modèles alternatifs de vie – ceux des Sarayakú, d’Intag et de bien d’autres communautés paysannes, indigènes ou urbaines – sont systématiquement bafoués et, avec eux, les avancées les plus novatrices de la Constitution de 2008 : le droit au Bien Vivre, à la culture de paix, les droits de la nature. Au nom de ce même « développement », qui passe par la violation des droits élémentaires et par l’affaiblissement des valeurs démocratiques, ceux qui refusent de devenir des « hommes ordures » sont stigmatisés, criminalisés et réprimés.
Augmenter la taille du gâteau pour que ses miettes soient plus grosses ?
Ce « développement », c’est le remboursement en livraisons de pétrole brut de la dette contractée auprès de la Chine (promesse de Correa) ; c’est le financement extractiviste d’une administration que la modernisation ne cesse de faire grossir et des programmes sociaux « assistencialistes » qui – outre certains résultats incontestables – assurent au gouvernement un large soutien populaire ; c’est, enfin, l’approfondissement de la dépendance du pays vis-à-vis de l’exportation des ressources primaires.
Aujourd’hui, l’ensemble des pays latino-américains voient leurs économies « se reprimariser ». Dans un contexte de hausse durable des prix des matières premières, les gouvernements latino-américains – de droite comme de gauche – se lancent dans des mégaprojets extractivistes, toujours (du moins sur le papier) au nom du développement et du progrès. Ces projets fournissent effectivement dans la plupart des cas des revenus supplémentaires aux Etats, sans pour autant que ces derniers aient à remettre en question la place des entreprises transnationales. Plus surement encore que la « longue nuit néo-libérale » des années 1990, l’actuel « Consensus des commodities »[8] menace de fermer définitivement la voie à toute possibilité de construction d’une économie et d’une société post-extractivistes.
Il faut savoir appeler un chat un chat. La modernisation de l’Equateur est capitaliste. Rafael Correa ne le tait pas : « Nous faisons mieux avec le même modèle d’accumulation, plutôt que de le changer, parce que notre intention n’est pas de porter préjudice aux riches, mais de parvenir à une société plus juste et équitable » [9]. Le socialisme du XXIe siècle ne serait-il qu’une « moralisation du capitalisme » ? Quoi qu’il en soit, de façon probablement plus contrainte que volontaire, ce « socialisme » semble accepter l’ordre du marché comme une fatalité.
Alternatives
Il ne s’agit pas ici de « refuser le développement » aux pays du Sud, alors que notre propre « développement » doit tant à leur misère. Au contraire, nous souhaitons relayer les aspirations de nombreux mouvements sociaux équatoriens (et latino-américains en général) à un autre « développement », voire à des alternatives au « développement » tel que l’entend la pensée moderne occidentale. A la différence des pouvoirs en place, dont celui représenté par Rafael Correa, ces mouvements revendiquent des projets de sociétés véritablement anticapitalistes, plurielles, et dans lesquelles l’écologie et le social ne s’opposent pas. Ils prônent l’autodétermination des peuples et récusent les complexes et les réflexes coloniaux, remettant en question la « colonialité » du pouvoir. La venue de Raphaël Correa en France est pour nous une occasion de nous adresser à la gauche – alternative, écologiste, anticapitaliste, libertaire – en portant les voix de ces mouvements qui nous rappellent que l’ambitieux programme social de Correa a des coûts écologiques, démocratiques, sociaux et culturels considérables. Certains préfèreront sûrement ne pas voir cette réalité, par crainte de remettre en cause leurs idéaux. Pour notre part, nous pensons qu’il est temps, en ce début de XXIe siècle, de changer nos rapports : les véritables liens de solidarité avec les pays du sud ne passent pas par le soutien des gouvernements « amis », mais par des ponts directs entre mouvements sociaux.
En Occident aussi, l’industrialisation – qui, à défaut d’avoir fait advenir la justice sociale, a enchaîné les hommes au confort artificiel – ne s’est pas faite sans extraction. Dans l’actuel contexte de crise économique et de hausse durable des prix des matières premières, l’extractivisme frappe de nouveau à notre porte. Projets d’exploration d’hydrocarbures de schiste et de houille, relance d’exploration des métaux : toutes proportions gardées, nous aussi, nous avons nos « zones à défendre » – si bien sûr nous refusons qu’elles se transforment en « zones de sacrifice ». Et, en France, comme en Equateur, nous avons besoin d’alternatives.
Collectif ALDEAH – www.aldeah.org
Agir pour l’environnement – www.agirpourlenvironnement.org
Cet article en espagnol : El verdadero precio de las politicas sociales de Rafael Correa > http://www.aldeah.org/es/el-verdadero-precio-de-las-politicas-sociales-de-rafael-correa
Lire également : Depuis Intag. La politique minière de Correa est une tragédie (par Carlos Zorrilla)
Photo AFP / Rodrigo Buendia
Notes :
[1] Discours à propos du soulèvement de Dayuma (Orellana), 1er décembre 2007.[2] Nom du projet politique de Rafael Correa
[3] Sur ce sujet, lire William Sacher, « Yasuní-ITT : un projet impossible pour l’extractiviste Correa », FAL Mag, automne 2013 et http://www.aldeah.org/fr/yasuni-itt-un-projet-impossible-pour-lextractiviste-correa
[4] 2.927.513,37 d’hectares, 75,91 % des territoires indigènes. Voir la carte des blocs pétroliers :http://www.aldeah.org/files/images/mapa11.preview.jpg. Certaines concessions, déjà attribuées avant le lancement de l’initiative Yasuní-ITT (2007) se trouvent à l’intérieur du parc et le pétrole y est déjà exploité.
[5] Déclaraition consultable sur http://www.frontieredevie.fr/documents/Kawsak-Sacha-2.pdf
[6] 16,8 millions de gallons de pétrole et 18,5 milliards de gallons de résidus d’exploitation déversés dans la nature, 235 milliards de pieds cubiques de gaz brûlé à l’air libre, pollution des rivières servant de sources d’eau potable à la population, taux de cancer trois fois supérieurs à la moyenne nationale. Chevron a été condamnée à payer 9,5 milliards de dollars de dommages et intérêts, puis, l’entreprise se refusant de reconnaître sa responsabilité, ce montant a été doublé par la justice, en arrivant à 19 milliards. L’entreprise, qui n’a plus d’actifs en Equateur, refuse toujours d’indemniser les victimes.
[7] Discours à propos du soulèvement de Dayuma (Orellana), 1er décembre 2007.
[8] Terme de Maristella Svampa
[9] « El desafío de Rafael Correa », dans El telégrafo, 15 janvier 2012.