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Des armes chimiques ont été testées tout près de Paris pendant des décennies

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Pendant près d’un demi-siècle, des ingénieurs de l’armement ont mis au point tout près de Paris et dans le plus grand secret des armes chimiques, certaines ayant été testées sur des animaux. Pour la première fois, un ingénieur militaire qui a participé au programme brise le silence.

Daniel Froment à 72 ans. Ingénieur militaire, il a travaillé de 1965 à 2006 à 40 km de Paris dans le centre d’études du Bouchet, un complexe où étaient produits bien à l’abri des regards des agents toxiques militarisés. Officiellement, il travaillait à la protection des soldats. Mais en réalité, le but était de doter la France d’un vaste arsenal chimique. Daniel a été au coeur de ce programme, il a vu les conséquences horribles des essais menés sur des animaux jusque dans les années 90 et il a participé à diverses missions confidentielles à l’étranger comme en Yougoslavie ou en Libye. Tout son récit, il l’a raconté au Nouvel Observateur, brisant des décennies de silence. Son témoignage poignant et édifiant révèle une vérité cachée par la Ve République.

Le Nouvel Observateur : Pourquoi parlez-vous aujourd’hui, après un si long silence?

Daniel Froment. Le temps est venu de dire la vérité sur cette histoire. On va célébrer le 100eanniversaire de la Grande Guerre, pendant laquelle tant d’hommes ont été gazés, au moment même où l’Organisation pour l’Interdiction des Armes chimiques se voit décerner le prix Nobel de la paix. La boucle est bouclée.

Vous acceptez de parler mais pas d’être photographié. Pourquoi?

Pour des raisons de sécurité, je ne veux pas être reconnu dans la rue. Des spécialistes comme moi, capables de décortiquer le processus de production d’armes chimiques, il n’y en a plus dans notre pays. Je suis le dernier. Le dernier à avoir participé à la fabrication d’un arsenal chimique potentiel en France. Le dernier qui a connu la phase d’armement offensif comme celle du désarmement.

Vous êtes entré au centre d’études du Bouchet en 1965. Comment vous êtes-vous retrouvé dans cet établissement militaire si fermé?

Par hasard. Je suis sorti de l’école de chimie de Lyon en 1964 et tout de suite j’ai eu une proposition d’embauche au centre d’études du Bouchet, qui cherchait un ingénieur. Le Bouchet, à l’époque, je ne savais pas ce que c’était. Ce qui m’a frappé, en arrivant, c’était son côté ultraconfidentiel. Nous étions encore en pleine guerre froide. Tout était évidemment secret-défense. On ne racontait pas à l’extérieur ce que nous y faisions. Moi, je disais que je fabriquais des insecticides pour les mammifères supérieurs ou des tue-mouches. J’aime bien plaisanter. Comme les conditions de vie étaient très agréables, la plupart des salariés logeaient sur place, avec leurs familles, pour ceux qui en avaient. Il y avait un lotissement avec les maisons pour les cadres, les maisons pour les ouvriers… On pouvait être appelé à n’importe quelle heure en cas d’incident. Il m’est arrivé d’être réveillé en pleine nuit. Malgré tout, je m’y suis beaucoup plu. Le travail était très intéressant. Je peux même dire que j’y ai passé de très belles années, quarante et une en tout jusqu’en 2006. Nous avions une grande liberté, plus que n’importe où dans le privé. Nous pouvions mener toutes les recherches que nous voulions.

Comment était organisé le centre?

Nous étions installés à Vert-le-Petit, à une quarantaine de kilomètres au sud de Paris, dans une ancienne poudrerie qui datait de Louis XIV. Le centre du Bouchet, qui est protégé par de hauts murs et des barrières, s’étend sur une quinzaine d’hectares, en pleine nature. C’est très paysager. On y voit même des cerfs. Environ deux cents personnes y travaillaient, et y travaillent toujours, dont une cinquantaine pour la chimie, le reste pour la biologie et la protection. Le tout dépend de la Direction générale de l’Armement.

Il y a une vingtaine de bâtiments peu élevés, isolés les uns des autres. Lorsqu’on fait des toxiques ou qu’on les manipule, il ne faut pas travailler dans des immeubles de beaucoup d’étages, sinon on maîtrise mal les flux d’air. Dans les locaux du département chimie – que j’ai dirigé dans les années 1990 –, nous avions des réacteurs avec lesquels nous pouvions produire quelques kilos d’agents toxiques par jour. C’était un travail très dangereux. Nous travaillions toute la journée avec des combinaisons de protection intégrale avec lesquelles nous nous douchions après le travail. Avant et après chaque fabrication, on nous piquait le doigt pour recueillir un peu de sang. Il s’agissait de mesurer le taux de certains enzymes et de s’assurer ainsi que nous n’étions pas contaminés. Nous n’avons jamais eu besoin d’hospitaliser quelqu’un. Nous nous sommes néanmoins rendu compte qu’il ne fallait pas que la production dure trop longtemps, sinon la vigilance baissait, et les risques d’incident augmentaient.

Pratiquiez-vous des tests sur des animaux?

Oui. Pendant des années, mon travail a consisté notamment à prévoir la toxicité des produits. Nous mesurions ce que nous appelions la DL50, la « dose létale 50″, en clair la quantité à partir de laquelle un agent tue la moitié (50%) d’une population donnée au bout de vingt-quatre heures. Pour cela, nous avions une animalerie, avec des rats surtout. Quand nous obtenions des produits intéressants, nous les testions aussi sur des chiens ou des cochons. Mais c’était plus difficile, émotionnellement parlant, que sur des rats… Et puis c’était plus cher. On se servait aussi de chimpanzés, mais très rarement. On a travaillé uniquement sur des animaux jusqu’au milieu des années 1980. Ensuite, on a utilisé aussi des ordinateurs. Grâce à l’informatique, on prévoit l’impact de molécules modélisées sur les cibles. Si ces molécules virtuelles marchaient bien sur écran, nous les synthétisions.

Les tests sur les animaux ne vous posaient pas de problème de conscience?

Non, il ne faut pas mélanger morale et politique. Cela dit, au milieu des années 1990, le centre du Bouchet s’est doté d’un comité d’éthique pour tout ce qui concernait l’expérimentation animale. C’est lui qui décidait, et décide encore, de l’opportunité d’effectuer certains essais. Si bien que, lorsque je suis parti en 2006, on n’en faisait presque plus.

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- Crédit photo : © inakiantonana