Bolivie : La constitution de pouvoirs infra étatiques et l’autonomisation de la société dans la ville d’El Alto
Du haut de ses 4100 mètres d’altitude, El Alto, ville de près d’un million d’habitants surplombe La Paz, capitale de la Bolivie. Sa situation géographique dans l’altiplano, haut plateau andin, lui confère un climat très rigoureux. Au-delà de ses caractéristiques géographiques particulières, c’est son organisation sociale qui attire ici notre attention.
L’immense majorité de la population est constituée d’indiens aymaras qui ont fuit, notamment après 1985, les ravages du néolibéralisme. En effet, pour beaucoup de paysans, cette période de libéralisation de l’économie, sous le joug du Fond Monétaire International, succédant à près de 20 ans de dictature, les contraint à quitter leurs villages, créant ainsi un exode rural sans précédent. De nombreux villages aymaras de l’altiplano ont donc décidé de manière collective d’émigrer vers El Alto, créant ainsi une ville « aymara », la culture aymara y devenant ainsi dominante. El Alto s’est ainsi constituée en « quartiers », créés par leurs habitants eux-mêmes, qui se constituent en communautés regroupant chacune aux alentours de deux cents familles. Chaque quartier s’érige en petit pouvoir en se dotant d’un conseil vicinal (ou conseil de quartier) ; nous reviendrons par la suite sur leur fonctionnement. L’influence de l’ayllu, l’organisation communautaire des sociétés aymaras précolombiennes, est capitale dans la structure sociale et politique d’El Alto. La rotation des représentants est érigée en principe fondamental du système politique alteño, tout comme la délibération collective et la recherche du consensus. Ainsi pour Raul Zibechi, journaliste et intellectuel uruguayen auteur d’un ouvrage très documenté sur El Alto, les représentants, lorsqu’ils s’avèrent nécessaires, ne sont pas désignés pour commander mais pour « organiser le cours de la décision commune », ce qui est en contradiction fondamentale avec le fonctionnement de nos démocraties capitalistes contemporaines.
Ce fonctionnement communautaire n’est pas sans résonnance avec celui des sociétés « primitives » étudiées par Pierre Clastres dans La société contre l’Etat. Pour reprendre la classification de Durkheim, dans les sociétés « sans Etat », tout est mis en place pour éviter la séparation entre dirigeants et dirigés, entre représentants et représentés. Le pouvoir ne s’y constitue pas en tant qu’organe séparé de la société. La non présence d’un Etat à proprement parlé, n’est pas symptomatique d’un manque ou d’un retard comme le dénoncent les théories développementalistes. En réalité ces sociétés se définissent, et ce de manière consciente, contre l’Etat. Quand un chef est désigné, la société a tout pouvoir sur celui-ci, il est au service de la société et non l’inverse, pour cela il ne doit retirer aucun avantage, aucun prestige de sa position. Si l’on s’en tient à la définition de Max Weber, l’Etat est celui qui détient le monopole de la violence légitime. Ainsi l’Etat émerge pour imposer une règle qui n’est autre que celle des dirigeants. C’est de cela que cherchent à se préserver ces sociétés « primitives ». Il est intéressant de nous pencher sur l’œuvre d’Etienne de la Boétie qui introduit le concept de servitude volontaire (1574). Celui-ci fait en effet un parallèle judicieux entre société avec ou sans Etat et société de servitude ou de liberté. En effet, les sociétés étatisées seraient basées sur la servitude du peuple à l’égard de l’Etat et de tous ses représentants alors qu’au contraire, les sociétés sans Etats font de la liberté l’alpha et l’oméga de toute organisation sociale. Pour Clastres, l’Homme étant un être-pour-la-liberté, le citoyen de notre système représentatif est un être défiguré, dénaturé, pratiquant une forme de servitude volontaire avilissante et déshumanisante. A une période où l’on commence à étudier les peuples indiens d’Amérique, La Boétie est le premier à remettre en cause l’ethnocentrisme dominant en critiquant la présupposée universalité de la séparation sociale. Il est frappant de constater que trois siècles plus tard, cet ethnocentrisme est toujours érigé en principe fondamental dans la plupart des courants dominants en sciences sociales. Marshall Sahlins résume très justement ceci. « Dans une ligne de pensée qui s’étend de la théologie de Saint Augustin à la sociologie d’Emile Durkheim, la société est conditionnée à ce qui se fait de pire en nous. Du Moyen Age aux temps modernes, la société a toujours été vue comme un antidote coercitif nécessaire à notre égoïsme inhérent ». La notion de « pouvoir » est aujourd’hui d’actualité dans toute expérimentation locale ou à une échelle plus grande d’une forme de vie en société non capi
taliste et donc non étatisée. C’est pourquoi nous nous centrons ici sur l’exemple de la ville d’El Alto, dont l’organisation sociale est une tentative de dépassement de la logique étatique et qui dépasse, démographiquement du moins, le stade de la micro société, du village ou de la petite communauté rurale.
El Alto s’est retrouvée au centre de l’actualité bolivienne en 2003, lors de ce qu’on a appelé par la suite la « guerre du gaz », qui prévoyait qu’un consortium composé de British Gas, British Petroleum et Repsol YPF puisse exploiter le gisement de gaz découvert dans le sud est du pays et l’exporter aux Etats Unis via le Chili. Durant les journées de lutte de début Octobre une grande majorité des habitants d’El Alto « prend les armes » pour lutter contre le gouvernement central et organiser la résistance face à l’armée envoyée par le président Sanchez de Lozada. Si la résistance de la ville organisée par les hommes, les femmes et même les enfants a pu perdurer de nombreuses journées, cela est du à la solidarité communautaire qui s’est immédiatement mise en place via les conseils vicinaux notamment. Ces événements ont permis de mettre en avant l’organisation communautaire de la ville. La communauté naît dans les sociétés indigènes rurales dont sont issus la plupart des alteños. Dans celles-ci, à la différence de nos démocraties capitalistes, n’existe pas ou très peu de séparations entre les domaines politiques, économiques, sociaux et culturels. Séparation qui a été érigée comme caractéristique fondamentale du niveau de développement d’une société par la théorie fonctionnaliste de T. Parsons. Ainsi dans la ville d’El Alto le caractère communautaire des liens sociaux est particulièrement prédominant via le renforcement de la réciprocité, de la propriété collective, des espaces communs, du rôle des unités familiales dans la vie sociale. Comme dans toute communauté, des règles sont érigées comme la nécessaire participation aux actions collectives et aux conseils vicinaux. Le respect de ces règles, qui assurent l’ordre social, est obtenu grâce au risque de se voir mis à l’écart de la société (amendes, déscolarisation des enfants…). Chaque quartier dispose de son propre conseil, et est relativement autonome dans ses décisions, chaque conseil désignant un représentant qui sera le porte-parole à l’échelle municipale de la décision prise collectivement au niveau du quartier. Pour le sociologue F. Patzi, on peut parler ici de système communal car la propriété et la gestion collective des ressources comme le territoire, l’éducation, le commerce sont facteurs de cohérence. Comme dans les sociétés primitives décrites par Clastres, les représentants, lorsqu’il est nécessaire d’en désigner, n’ont aucun pouvoir. Pour qu’un chef soit un chef sans pouvoir, l’existence de mécanismes collectifs diffus est nécessaire. Dans le cas d’El Alto la délibération collective, la rotation des dirigeants et le débordement des institutions par le bas jouent ce rôle. Ainsi, comme l’avance R. Zibechi, « il y a une véritable dispersion de ce qui relève de l’Etat ». Pour Deleuze Et Guattari, dans L’anti Oedipe l’Etat existe toujours et « a toujours existé » dans tous les espaces sociaux. Si l’ « Etat » existe à l’état latent dans n’importe quelle société, dans les sociétés communautaires comme El Alto il y a une lutte pour éviter tant sa dispersion que sa cristallisation.
En Amérique Latine, la plupart des mouvements sociaux créent des pouvoirs séparés des populations qu’ils représentent. En prétendant lutter contre le capital et l’Etat leur organisation se calque sur l’objet de leur critique, les structures de ces mouvements se détachant peu à peu de la quotidienneté, de la multitude d’organisations de bases existantes. C’est en effet la principale critique émise par les populations aymaras à l’encontre du Mouvement vers le socialisme (MAS) d’Evo Morales. Ainsi, l’Etat se crée dans les mouvements sociaux en institutionnalisant ceux-ci via la séparation entre dirigeants et dirigés, les dirigeants ne « commandant plus en obéissant ». C’est essentiellement ce que cherchent à éviter les sociétés communautaires comme celle d’El Alto.
Il ne s’agit pas ici de vouloir appliquer tel quel ce modèle sociétal dans nos sociétés occidentales ; mais cela peut être vu comme une des formes alternatives d’organisation de la société, et en tant que tel être étudié, critiqué. En cela, ce type d’expérimentations peut être source d’inspiration dans le cadre d’une hypothétique reconstruction de nos sociétés occidentales.
Johan Badour