Notre Dame des Libertés
La décision finale serait tombée et, admettons-le, on eut peine à y croire. On s’est pincé pour ne pas trop rêver : était-il possible que l’État, cet agent forcené des forces capitalistes que Vinci illustre très bien, ait vraiment reculé sur un tel projet ? Spécialement avec un tel gouvernement, pourtant largement décomplexé sur son obédience néo-libérale… et ce, malgré tous les dispendieux moyens policiers, médiatiques, juridiques, idéologiques (et on en passe…) mis en oeuvre depuis des décennies ! Vient-on d’assister à un Larzac bis, bref, à une victoire *historique* du mouvement social ? Et s’il faudra bien s’en réjouir, le moment venu, si tel est bien le cas, ne faut-il pas avant tout se demander comment et pourquoi cela est-il arrivé ?
Car pourtant, tout était réuni pour la continuation au forcing du projet, « quoiqu’il en coûte » – selon la formule consacrée dans la bouche de celles et ceux qui veulent faire croire au « courage » politique en lieu et place d’un simple aveuglement autoritariste.
Les ingrédients de l’archaïque recette étaient tous présents :
- un tombereau de clichés incessants sur les zadistes ; d’abord sales ou paresseux voire les deux, vaguement incultes (bien que cultivateurs), mal ou peu politisés (malgré leur engagement au quotidien), et finalement, plus récemment, carrément dangereux et armés (quoique même les RG aient eu du mal à s’en convaincre eux-mêmes) au point de justifier a posteriori un état d’urgence qui avait été conçu pour lutter contre un fléau terroriste qu’il fallait donc leur faire endosser ensuite afin de paraître politiquement fondé…
- pour assaisonner le tout, des rapports de police « dignes » d’un 2e Tarnac : approximations sans gêne, surestimations en nombre et en moyens, suppositions plus fumeuses les unes que les autres, on aura vraiment vu tous les postulats des méthodes de manipulation contre-subversives scolairement mis en route, pour un résultat tellement peu probant que c’en serait presque risible si ça n’était pas dans le même temps tout à fait terrifiant quant à la nature réelle du rôle de l’institution policière (et militaire)…
- telle une cerise sur l’édifice branlant, un pseudo-référendum très serré et malgré tout discutable dans son organisation d’une consultation géographiquement ciblée sur mesure afin d’obtenir le vote « pour » attendu en haut lieu, amené de concert avec une campagne de désinformation (rapports orientés, communication biaisée, etc) grossière et maladroite, et des arguments économico-croissantistes pro-Vinci basés sur du vide quantique, telles ces prévisions horoscopiques d’une « explosion » du trafic aérien à l’horizon 2030…
Malgré ce cocktail, c’est un gouvernement ouvertement favorable aux puissances d’argent, soumis à une forte pression politique de « pointures » du milieu acquises au projet, qui aurait finalement décidé de son abandon pur et simple.
Alors qu’est-ce qui a bien pu faire plier cette machine capitaliste à tout broyer sur son passage ?!
1. MOBILISATION CONSTANTE
Déjà, c’est avant tout une mobilisation forcenée commencée avec l’ADECA dès 1963 sur et autour du site du projet avorté qu’il faut prendre en considération. Il y eut certes une « accalmie » durant les années Mitterand, mais elle était davantage liée à un ajustement économique aux chocs pétroliers successifs qu’à une volonté politique sociale réelle. La mobilisation a donc du se régénérer avec l’ACIPA dès l’an 2000 alors que le projet semblait en passe d’être relancé sous l’impulsion notamment de J.M. Ayrault qui, maire de Nantes depuis 1989, sera 1er ministre en 2012. C’est dire s’il aura fallu un mouvement pluriel volontariste pour contrecarrer la très discutable Déclaration d’Utilité Publique et son cortège de divers rapports orientés sous pression gouvernementale en faveur de Vinci, suite à quoi les premiers Zadistes viendront s’installer sur site pour prêter main-forte aux agriculteurs et habitants – qui étaient expulsés un par un dans des conditions assez déshonorantes pour la « justice » française.
Dans le même temps, c’est une vingtaine de groupements associatifs et/ou écologiques qui vont rejoindre cette fronde : Greenpeace, ANDE, ConfPé, etc. Certains partis politiques s’en mêlent aussi, logiquement, tandis que des rassemblements festifs qui s’ensuivent vont réunir des centaines, puis des milliers et enfin des dizaines de milliers de personnes participantes venues de toute la France et parfois de l’étranger, pour une journée, un week-end ou plusieurs semaines sinon des mois. La coordination de toute cette mouvance complexe d’opposition au projet va donc fonctionner malgré d’inévitables divergences internes. Comment ? Il faut rappeler cette évidence : depuis son avènement la ZAD créée du sens, s’auto-organise, construit et cultive, communique et réunit. Pour résumer en grossissant le trait : elle transpire l’image sympathique d’un certain petit village gaulois irréductible face à un empire aux prétentions démesurées et ridicules… tant et si bien que la principale opération visant à l’évacuer (en 2012) fut prénommée « César » par l’Intérieur, dans un hubris policier à la hauteur vertigineuse de son propre échec !
Sur place, ce sont des dizaines d’habitations qui vont être occupées ou construites avec les moyens du bord et des hectares entiers cultivés par les zadistes avec le concours des agriculteurs. Dans le même temps, la mouvance s’organise, se coordonne et montre sa pleine capacité à communiquer (sites web, revue et radio locales) en fédérant régulièrement, tantôt pour un festival, tantôt pour résister aux assauts répressifs, un nombre indiscutable de personnes sympathisantes. Dès lors, des décisions judiciaires plus fondées vont commencer à être prononcées autour de 2013 en faveur des opposants, les rapports être contre-expertisés de façon fracassante contre les « arguments » vincistes, et le rapport de force devenir médiatiquement visible durant une manifestation spectaculaire à Nantes à l’été 2014. Cette mobilisation, quoique fluctuante, va tenir d’année en année, pendant que la plupart des médias au départ très méprisants avec le mouvement, comme on l’a dit plus haut, vont malgré tout changer de regard petit à petit face au dévoilement des mensonges des policiers et du simili « référendum », à l’objectivation des données économiques et écologiques, ainsi qu’à la démission politique d’Hollande puis de Macron sur ce dossier indéfendable.
2. DONNÉES ÉCONOMICO-ÉCOLOGIQUES
Ensuite, il y la simple réalité économique sous un nouvel éclairage écologiste. Rappelons que c’est sous De Gaulle, dans les années 60, que la réflexion autour d’une décentralisation et du développement des régions menait à cette drôle d’idée d’un « aéroport du grand ouest » et l’on s’y prenait à rêver à haute voix dans les documents des chambres de commerce et d’industries de Nantes et Saint-Nazaire d’un « nouveau terrain à vocation internationale »*, qui permettrait à l’Ouest de devenir « la Ruhr du XXIe siècle »*, pas moins ! Dans ces années 70, on imaginait déjà ce nouvel aéroport prêt pour 1985, servant de base au Concorde et le maire de Nantes de l’époque pensait « modestement » à un « Rotterdam aérien de l’Europe par la création d’un aéroport international de fret au nord de la Loire » avec des prévisions de 5 à 9 millions de passagers à l’horizon 2000 … alors que l’aéroport de Nantes-Atlantique atteignait à peine 4,15 millions de passagers en 2014 ! Parachevant ces mauvais pronostics, le rapport sur NDDL remis au premier ministre en décembre 2017, a mis en évidence l’essor de l’aéroport de Rennes en n’excluant pas qu’il « limite, (…) le potentiel initialement prévu pour le site de Notre-Dame-des-Landes. »
Le si théorique modèle libéral en vigueur peut se bercer jusqu’à l’ivresse de croissance sans limite et d’entreprenariat glorieux, son aveuglement n’a pu masquer le non-sens d’un abandon des aéroports existants (Atlantique à Nantes et Saint-Jacques à Rennes), pas plus qu’il n’a pu faire croire à ses prospectives irréalistes sur une demande future, sans cesse démenties. Pour qui regarde les choses vraiment en face, même en tenant un double-discours reverdi sans accorder de crédit réel aux Grenelle / COP et autres sommets Climat, il fait peu de doute que la production pétrolière et gazière mondiale ne pourra qu’aller décroissante et donc ses coûts afférents augmenter tant à l’exploitation en profondeur qu’à la pompe ; et que, par conséquent, même en priant très optimistement les dieux technologiques pour une optimisation future de la consommation notamment aéroportée, il y a peu d’espoir réel d’en voir la demande et les marchés continuer de suivre la courbe des années 90-2000, y compris dans le secteur low-cost.
De fait, voilà nos libéraux rattrapés par leur sacro-saint pragmatisme qu’ils jettent volontiers au visage de toute critique de leurs thèses depuis un demi siècle ! C’est admis : l’extension d’Atlantique devrait tenir la demande actualisée, coûte moins chère et, accessoirement, va dans le sens du « durable » par la préservation de paysages encore intacts et de toutes les espèces qui vont avec – dont le campagnol amphibie qui est devenu une sorte d’animal symbole du bocage de NDDL. Ce patrimoine, répertorié par de multiples acteurs écologistes autour de France Nature Environnement, est précieux : près de deux milles hectares de nature, forêts, prairies et mares (dont une bonne moitié était menacée par le projet), abritant 2000 espèces végétales et animales dont une centaine protégées, particulièrement sur une dizaine de sites relevant du label Natura 2000. Ajoutons à cela les impacts sociaux sur des dizaines d’exploitations agricoles qui ont été expulsées ou étaient encore expulsables avant abandon, dont des familles qui étaient présentes depuis des décennies et n’envisageaient sûrement pas de partir de chez elles !
Alors n’accordons pas de crédit aux larmes de crocodile de Vinci : l’État s’est engagé à indemniser, et comme les travaux n’ont jamais pu commencer réellement, l’abandon du projet ne génère en fait que très peu de pots cassés, l’entreprise n’y perd pas vraiment grand chose et devrait même y gagner sur l’extension en terme de travaux et d’exploitation de l’existant ! Auparavant déjà, des promesses avaient été faites pour désenclaver la région par la route et le train – voire des vols courts reliant Paris. Logiquement, ces mesures ont donc été remises à l’ordre du jour, s’ajoutant à l’extension de l’aéroport Nantes-Atlantique et une prévision d’agrandissement de l’aéroport de Rennes, mesures jugées plus réalistes économiquement, en vertu du « pragmatisme » macronien.
3. ENJEUX POLITIQUES
Par ailleurs et dans un autre temps, on ne peut ignorer un certain équilibrage politique macronien.
Intérieurement déjà, sur le plan écologique, Hulot a avalé trop de couleuvres et trop de renoncements ont déjà bien entaché sa crédibilité ; on peut imaginer qu’il a probablement mis sa démission en jeu sur le cas Notre Dame des Landes, bien qu’il s’en soit évidemment défendu. Plus largement, Macron s’est fait élire sur une base modeste (25% des votants, ce qui représente très peu de nos concitoyens) à la faveur d’un second tour joué d’avance face à une candidate non-présidentiable, avec la promesse idyllique de ne plus faire la politique du « vieux monde »… lequel a toujours négligé l’écologique. Pouvait-il prendre une autre décision sur un dossier aussi emblématique mêlant biodiversité, modèle de société et archaïsme pétrolier ?
Sur un autre plan, beaucoup de mesures prises par Macron (suppression de l’ISF, loi Travail, CSG…) dénotant une politique en miroir des projets entamés sous Sarkozy et/ou Hollande sont actuellement nettement marquées à droite. Toute une partie de l’électorat populaire (les perdants du macronisme) ne s’y retrouve donc pas. Cette décision sur la ZAD est donc peut être considérée par le gouvernement comme un marqueur de « gauche » censé rosir un peu la politique économique et sociale du désormais ultra-libéral « président des riches ».
Un des aspects qui peut aussi sembler décisif, est l’aspect sécuritaire. Dans un contexte où les forces de l’ordre sont majoritairement mobilisées sur le problème migratoire et le terrorisme, il aurait été difficile de déployer un nombre important de forces de l’ordre pour évacuer une ZAD qui n’aurait reculé devant rien pour défendre sa position légitime. Et le cas douloureux de Rémi Fraisse, toujours vivace dans beaucoup d’esprits qui n’oublieront pas et ne pardonneront pas sa mort, semble rédhibitoire quant à l’opportunité d’une évacuation musclée. Surtout qu’une énième action policière aurait pu voir un flux de soutiens contestataires bien moins arrangeants et plus « musclés » que les zadistes historiques et laborieux, favorables à un status-quo pacifique. Il y avait donc plus à perdre qu’à gagner à jouer sur le terrain de la force brute.
N’oublions pas non plus les engagements pris aux « Accords de Paris » et son « make our planet great again », même si la promesse n’engage que celles et ceux qui y croient naïvement. Que dirait l’opinion internationale d’un gouvernement qui se montre en pointe sur la lutte contre le réchauffement climatique, qui fait la juste leçon de morale à Trump, mais qui développerait le projet pharaonique d’un aéroport ne faisant qu’empirer la pollution et l’effet de serre ? Ce serait donc une communication schizophrénique offerte sur un plateau doré aux critiques multiples allant de l’intérieur du camp « En Marche », sinon dans tout le pays et même à l’international.
Reste enfin le cas des autres ZAD et le message de détente envoyé par l’abandon de ce projet. Cela montre qu’on sait s’interroger sur comment à l’avenir gérer le choix à faire entre la force, la négociation, le maintien de projets économiquement discutables ou irresponsables, voire écologiquement délétères et in fine, un dialogue constructif avec les populations, les zadistes expérimentateurs, et le bon sens idéologique ou économique. Il est à noter cependant que le versant de la préservation écologique de ces terres humides n’a jamais été un élément fondateur de l’abandon de l’aéroport, mais qu’il apporte juste une touche verte, a posteriori, à la politique macronienne dont on sait que l’image médiatique est un socle important. Tous ces enjeux convergeaient donc vers la décision prise, et, une fois n’est pas coutume en politique, ils ont primé en sa faveur.
QUESTIONS D’AVENIR
Alors, quel avenir pour cette zone à défendre ?
La ZAD est un véritable laboratoire d’études tous azimuts et certains y voient la possibilité de poursuivre ce qui y a été commencé, savoir l’expérimentation d’autres modèles sociaux, politiques, idéologiques, agricoles en complète opposition au productivisme, au marché, à la financiarisation des biens et services, à la surconsommation et à la monétisation.
Si une coopération parvenait à s’instaurer entre les zadistes qui s’y sont installés afin de créer de la « valeur » au sens noble du terme d’une part et les paysans qui sont restés ou qui veulent revenir d’autre part, il serait imaginable de voir se développer un système, un laboratoire pour une toute autre forme d’économie, de production, voire même de société. On assisterait alors à une expérience in vivo de désindustrialisation du monde paysan tout en utilisant des méthodes innovantes et modernes, et aussi traditionnelles et raisonnées, afin que l’économie soit enfin au service des personnes et non les personnes au service de la production et de la consommation…
Il est incontestablement envisageable, par les biais des expérimentations qui ont eu lieu sur place, d’y voir croître cette agriculture raisonnée. En effet, parmi les zadistes, des ingénieurs agronomes, des chercheurs, ont profité de cette opportunité pour aller tester des zones de permaculture, d’élevage raisonné et de culture biologique.
Cette zone a aussi fonctionné sur le modèle d’une démocratie participative auto-gérée. A petite échelle, cette communauté a instauré une organisation sociale égalitaire, basée sur une mise en place de règles, de « lois » qui s’adaptent aux circonstances et aux populations. Ces lois faites pour et par la communauté s’harmonisent aux circonstances et permettent d’évoluer vers un consensus et sont donc bien moins sujettes à d’éventuelles transgressions.
D’autres valeurs y sont mises en avant, tentant de privilégier les relations inter-personnelles basées sur la collaboration et non la compétition ou la domination, retrouvant ainsi la coopération comme fondement sociétal. De même, la conception d’un espace basé non sur la propriété privée, mais sur la propriété d’utilisation non définitive (à l’image du montage juridique du Larzac) ouvre des perspectives plus qu’encourageantes.
Si la ZAD de Notre Dame des Landes est emblématique, elle n’est désormais plus un cas isolé, elle a fait des émules et ainsi voit-on apparaitre depuis quelques années, à Roybon, Sivens, Echillais, ou encore Chambaran, une résistance croissante aux « grands projets inutiles », dévastateurs des milieux naturels et du rapport des humain/e/s à leur environnement naturel. Gageons que cet abandon du projet d’aéroport donnera du souffle aux oppositions présentes et futures… car d’autres combats se profilent déjà avec en contrechamp, d’autres espoirs.
L’avenir commence ce 10 février avec un appel en forme d’invitation sur la ZAD. Soyez là !
ZAD partout !
Notes et sources :
* Jean de Leffe et de Robert Leggen, Dégage ! On aménage, (Le Cercle d’or, 1976)
Invitation sur la ZAD pour le 10 février : https://zad.nadir.org/spip.php?article4992
Récapitulatif de l’historique : http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/02/18/notre-dame-des-landes-petite-histoire-de-la-plus-vieille-lutte-de-france_4868063_3244.html
Complément d’informations wiki : https://fr.wikipedia.org/wiki/Notre-Dame-des-Landes
Informations écologiques FNE : https://www.fne.asso.fr/dossiers/notre-dame-des-landes-12-raisons-de-dire-non
Parallèle avec le Larzac : http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/18/notre-dame-des-landes-larzac-memes-combats_5243530_3232.html
Déclaration de José Bové : https://www.geo.fr/reportages/comment-le-larzac-peut-inspirer-notre-dame-des-landes-selon-jose-bove-183642
Mensonges médias et police : http://www.telerama.fr/television/a-notre-dame-des-landes,-le-vietnam-des-pauvres-menace-la-france-dune-guerilla,n5402676.php
Relevé des mensonges médiatiques : https://twitter.com/ValKphotos/status/942791460969242624/photo/1
Comparaison entre originaux et médiatisés : https://lundi.am/fake-JDD-ZAD
Galerie originale : https://www.flickr.com/photos/valkphotos/albums
Documentaire sur la Zad : https://archive.org/details/ZADISTES_Radis-CO#