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Grèce : Trop c’est trop..

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Publié par Olivier D. sur OkeaNews, médias alternatif Grec.

Trop. La goutte d’eau de la misère a fait débordé mon vase de l’acceptable. Le hasard m’a -encore- fait tomber sur une répulsion. Une jambe gonflée. Des plaies ouvertes qui laissent entrevoir ici et là une musculature. Des plaies non soignées et un début de gangrène. Des plaies laissées à l’air libre, purulentes. Mais l’homme marche, boitillant, sans paraître se plaindre. Sa dose de drogue en poche, peut-être, lui fait oublier sa condition physique. Le risque prochain de perdre sa jambe gauche ne semble pas le perturber. Sa vie ne semble rien valoir pour la troïka.

Trop. En 2010 déjà, un autre mendiant était dans des conditions comparables. C’était son bras entaillé qui laissait entrevoir son triceps. Sans trucage. Analyse anatomique en pleine rue, en plein jour, dans le quartier de Kerameikos. Depuis, chaque jour à Athènes est un croisement de ces misères provoquées par les mordorandums. Déformations physiques volontairement présentées pour espérer quelques pièces de monnaie. Ou misères cachées par fierté mais bien trop visibles.

Trop. Un tour en voiture me fait revoir cette misère à chaque feu rouge. L’exemple de ce que propose le piège de l’austérité carabinée. Ici, un migrant amputé des 2 bras avec un gobelet en plastique autour du cou pour y déposer quelques pièces. Là un retraité -sans retraite- qui vend des mouchoirs. Là encore, un toxicomane en quête de quelque monnaie pour acheter sa dose.

Trop. J’ai atteint mon niveau de tolérance maximum. L’asymptote  de ma fonction personnelle de survie en milieu troikan est dépassée. Et tant pis pour le non respect des théories mathématiques. Trop de larmes quotidiennes lors des mois de février et mars dernier lorsque je rédigeais les « nouveautés » mordorandiennes. Trop de visites à Mr Lacrymal en relisant les articles et en les corrigeant. Trop d’épuisements, déjà. Trop de temps passé à brasser les infos véritables et des rumeurs scandaleuses. Trop d’incompétence chez nos gouvernants.

Trop.  La troïka revient. L’Allemagne ressort le Grexit du placard. Barroso a décidé de se pointer hier à Athènes pour une visite de courtoisie, « Je suis là en ami ». Qu’il aille au diable. Il n’ira pas voir les miséreux. Il n’ira pas voir les toxicomanes. Il n’ira pas voir les quartiers d’Athènes en perdition. Les petits commerçants en faillite. Les petits retraités en larme lors des manifestations des 2 dernières années. Il n’ira pas visiter les commerces fermés, les hôpitaux publics en souffrance où les grévistes héroiques de l’aciérie en grève depuis plus de 8 mois. J’aimerai qu’il se fasse enyaourter par ceux dont la vie est devenue intenable. Pire, j’ai parfois envie que tout se casse la gueule. Vite. Un reboot. Comme la fin de FightClub. Zou, tout pète et on repart à zéro. La théorie du chaos appliquée. Le théorème du boulanger à son paroxisme. Et on replantera des patates et des tomates. Retour à la case départ sans passer par la banque. Et tout le monde au même point.

Trop. Le gouvernement grec réfléchie à la manière de faire les 11 milliards d’économies gentillement demandées par la troïka. Même si rien n’est encore gravé dans le marbre, les mesures prévues font encore froid dans le dos : passage de la retraite de 65 à 67 ans, réductions des retraites, de certains avantages, des dépenses de santé. « Et eventuellement d’autres coupures dans les salaires des fonctionnaires ». Quelques réserves ont été apportées. Samaras ne semble pas vouloir réduire les « salaires spéciaux » dans la fonction publique. Forcément : ces salaires sont principalement versés aux forces de sécurité. Le ministre des finances a même évoqué la possibilité de mettre en place toutes ces mesures dès cette année pour « prendre de l’avance ». Le nouveau mordorandum. Un crime contre l’humanité. Une arme de destruction sociale massive. Bizarrement, j’ai cette image d’une guillotine en tête.

Trop. Après un an de congé sans solde, ma copine a retrouvé son emploi. Comme il était. Désorganisé, déstructuré, invraissemblable. Une nouvelle pression en plus. Celle du risque de perdre le poste. Le temps où on se disait qu’il faudrait virer tout le monde pour embaucher les bons profils est bien loin désormais.  C’est déjà trop tard. Aujourd’hui, ces emplois permettent de faire survivre des familles entières. Après 11 ans d’ancienneté, son salaire sera de 750.13€ par mois. Pas de quoi vivre à Athènes. Il était de ~1200€ avant la crise et de ~1060€ en 2011. Sa collègue qui travaille depuis 27 ans gagne maintenant 920€. Ces postes avaient d’autres avantages : moins d’argent, plus de temps libre. Mais… c’est de l’histoire ancienne. Exit, la semaine de vacances du mois d’août offerte par l’université. Exit les 3 jours de congé de la pâques orthodoxe. Et l’université semble réfléchir au moyen de faire travailler ses petites mains 1h de plus par jour. Sans doute exit la semaine de vacances de Noël. Trop de vacances de l’avis de la troïka, sans doute. Alors le temps libre restant servira … à chercher un 2ème boulot ?

Trop. Ces derniers jours, je prépare le nouveau design du site. Un reboot, un retour à la case départ. Je me demande parfois s’il verra le jour. Peut-être que tout s’écroulera avant. Le réseau wan avec. Peut-être que je jetterai l’éponge pour reprendre une vie « normale » et gagner ma vie en travaillant. En attendant, je mets en pratique mes belles études d’ingénieur. Celles qui m’ont permis de travailler quelques années dans des domaines « excitants » ou « sexy » comme on dit dans le métier. J’utilise mes compétences de « project manager » pour gérer tant bien que mal mon projet personnel : vivre en Grèce. Mais même pour un expatrié, pas -encore- dans la difficulté, c’est usant. « La Grèce est morte » me disait un ami l’été 2010. Je ne voulais pas le croire. Il avait pourtant raison. La Grèce est en train de mourir, sous les coups de la troïka et des différents gouvernements de la honte. Alors suivre la presse, les nouveaux suicidés, les nouvelles rumeurs, les nouvelles mesures, le théâtre politique, être le rapporteur de mauvaises nouvelles est trop usant. Et espérer que les donations permettent de se projetter un minimum vers ce futur incertain aussi. Car des donations, il n’y en a jamais trop.

Et puis trop de mépris. De ceux qui ne comprennent rien à la Grèce. De ceux qui ne comprennent rien à la population grecque. De ceux qui ne voient pas plus loin que l’ombre de leur propre condition. Les grecs ceci, les grecs cela. Le vote des grecs. Les impôts des grecs. La paresse des grecs. La fraude des grecs. La faute de grecs. Trop de ces conneries déblatérées à longueur de journée. Trop de travail pour lutter contre ces préjugés. Et puis trop de peine de voir mes amis accusés. De voir que même eux finissent par s’y habituer. A y croire parfois. 2 ans qu’ils se voient accusés pour le simple fait de leur nationalité. Ce mépris est méprisable. Et c’en est trop.

Trop de rêves brisés. Ces rêves s’évaporent dans mon pays d’accueil. Avec ce tumulte médiatique. Avec ces annonces incessantes. Euro, pas euro. DRAchmE et char d’assaut dans Athènes. Guerre civile et dettes souveraines. Taux en hausse et Espagne. PIGS et Allemagne. Schauble. Merkel. Juncker. Barroso. VanRumpoy. Hollande. Samaras. Ras le bol ! FUCK ! Je m’en cogne de leurs «avis» d’ « experts », de leur prévision de croissance pour 2014. La croissance est morte, et pas qu’en Grèce. Nous vivons dans un monde fini. Nos ressources sont limitées, il serait bon que nos magiciens de dirigeants incompétents sortent la tête de l’eau. Car en attendant, ils font crever des peuples. Et attisent la résurgence des néonazis qui n’en attendaient pas moins pour montrer le bout de leur face odieuse.

Trop. Quand j’ai commencé OkeaNews, je voulais juste témoigner sur mon pays d’accueil. Redonner un peu de vérité face aux mythes et préjugés, au racisme ambiant envers une population qui subit plus que toute autre en Europe le résultat de ces politiques criminelles. Je me rappelle ce jour de 2011 où mon beau père à la retraite est venu nous aider pour repeindre notre appartement. On parlait déjà beaucoup de la « paresse grecque ». Il me dit : « Demain, on se lève tôt, tu verras comment ca bosse un grec ». J’ai détourné le regard pour masquer les larmes de colère qui montaient en moi. Déjà c’était trop. Se justifier. Envers moi qui pourtant connaissait déjà bien ces travailleurs acharnés. Etre le témoin de la destruction d’un peuple est éprouvant. Surtout quand cette destruction passe en premier lieu par la remise en cause des fondements culturels d’une société. Pourtant, cette culture et cet art de vivre doivent survivre. Mais l’espoir est mince. Trop mince.

Alors trop. Ahènes a eu raison de mes dernières forces. Je ne peux plus voir un écran en peinture sans avoir des nausées. Je ne veux plus me balader dans cette Athènes transformée en champs de ruines sociales. Je n’y vois que misère, j’en oublie ses bons côtés. Je ne vois plus que la noirceur. J’ignore ses splendeurs. Je ne veux plus lire les annonces, l’arrivée de la troïka, les nouvelles mesures, le nouveau mordorandum. Je ne peux plus passer mes 12h quotidiennes minimales à suivre l’actu pour la partager ici. Je ne peux plus prendre le risque de passer à côté de la vraie vie. Ce n’est pas mon job. Je ne suis pas payé pour. Quelques soient les évènements à venir, je veux voir autre chose. Je veux revoir ma Grèce. Je veux reprendre une claque. Celle de sa beauté. De sa générosité. De son accueil. Je veux verser à nouveau ces larmes de joie. Des joies simples. Une vue. Une plage. Des sourires. Un baiser. Un câlin. Des câlins. De l’amour et de l’eau fraîche. De l’Ouzo.

Et oublier l’austérité dans une eau translucide.

Alors je pars en vacances. De vraies vacances en Grèce.

Elles ne seront pas de trop.