Accueil ACTUALITE Eric Toussaint: «La Grèce et l’Europe dans les chaînes de la dette»

Eric Toussaint: «La Grèce et l’Europe dans les chaînes de la dette»

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Interview d’Eric Toussaint par Przemysław Wielgosz

La présente version en français a été revue par l’interviewé.

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De nombreux experts et politiciens européens considèrent que la crise des dettes publiques dans la zone euro a été maîtrisée avec la récente réduction négociée de la dette grecque de 50 %, et la nouvelle tranche d’aide de 130 milliards d’euros. Pouvons-nous effectivement pousser un soupir de soulagement ?

Tout d’abord, cette aide à la Grèce est un cadeau empoisonné. Il s’agit avant tout de sauver les grandes banques privées européennes qui investissaient auparavant dans les obligations grecques. Les gouvernements des pays européens pensent que si la Grèce avait suspendu le remboursement de la dette, on aurait eu un effet de domino, et l’Union européenne serait tombée dans une crise systémique qui toucherait également ces banques-là. Deuxièmement, ce prétendu cadeau, c’est en réalité un prêt, c’est-à-dire de nouvelles dettes. L’aide européenne pour Athènes, soi-disant si généreuse, c’est tout simplement 130 milliards de nouveaux crédits. Pas besoin d’être docteur en mathématiques pour comprendre que si d’un côté on réduit la dette de 107 milliards, et de l’autre on prête 130 milliards, alors nous aurons au bout du compte une augmentation du montant de la dette. Troisièmement, ce nouveau plan d’aide à la Grèce ne signifie pas la fin de la crise. Car, de toute manière, le niveau de l’endettement de la Grèce est insoutenable. La Troïka (la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international) prévoit qu’en 2013 la dette de la Grèce représentera 164 % du PIB. Or la politique que la Troïka impose à la Grèce a déjà abouti à une réduction des recettes fiscales du gouvernement. L’activité économique va continuer à se contracter avec les réductions des dépenses publiques et privées, des salaires et de l’emploi. Dans une telle situation, il n’y a pas de moyens financiers suffisants pour le remboursement de la dette. C’est pourquoi, de nombreux économistes pensent dès maintenant qu’à l’avenir il faudra un nouveau plan de crédits pour le gouvernement de la Grèce.

De nombreux journalistes et experts polonais répètent que la crise de la dette est le résultat de la fainéantise des travailleurs grecs, des salaires trop hauts, des prestations sociales trop élevées et du secteur public trop développé. Tout simplement, les Grecs vivaient au-dessus de leurs moyens, se sont endettés, et maintenant toute l’Europe doit payer pour eux. La même rhétorique accompagne d’ailleurs les débats sur le danger d’une crise en Pologne. Chez nous aussi, la responsabilité de l’augmentation de la dette publique est imputée aux travailleurs, à leurs prétendus hauts salaires et leurs prétendus privilèges sociaux.

C’est une campagne mensongère. Les statistiques de l’Organisation internationale du travail et de l’OCDE montrent qu’en moyenne annuelle le travailleur grec travaille plus que le travailleur allemand. Le problème n’est pas du tout que les Grecs vivent au-dessus de leurs moyens. Bien sûr, il y a des problèmes en Grèce : il y a certains catégories de la société qui ne paient pas d’impôts, mais ce ne sont pas les travailleurs. Par exemple, l’Eglise orthodoxe ne paie pas d’impôts, ainsi que tous les armateurs de navires qui constituent un secteur extrêmement puissant dans l’économie grecque. Ce sont leurs privilèges qui alimentent les déficits, lesquels débouchent sur une augmentation de la dette publique.

En Pologne, la dette publique n’est pas trop élevée en comparaison avec la Grèce, l’Italie ou l’Espagne. N’avons-nous donc rien à craindre ?

En effet, la dette publique n’est pas un danger immédiat pour la Pologne. Le danger par contre, c’est le niveau très élevé de la dette privée, parmi les plus hauts en Europe. Le deuxième danger pour la Pologne, ce sont les politiques néolibérales menées par le gouvernement polonais, conformément aux recommandations de la Commission européenne. Ces politiques font baisser la demande publique, c’est-à-dire par exemple les dépenses pour l’éducation ou la santé. En même temps, il n’y a pas de politique de création d’emplois dans le secteur public. Au lieu de cela, nous voyons en Pologne une politique consistant à réduire les salaires et toutes les prestations sociales. Le bas niveau des salaires fait que même les groupes sociaux dont la consommation augmente y arrivent moyennant l’augmentation de l’endettement privé, ce qui constitue un danger pour l’économie. La poursuite du cours politique actuel pourrait aboutir à une explosion de la dette privée, laquelle – en cas d’intervention de l’Etat (qui couvrirait des créances privées par de l’argent public) – peut rapidement se transformer en dette publique. Bien sûr, la politique néolibérale permet à une partie de la société polonaise de s’enrichir, mais il s’agit d’une petite minorité qui s’enrichit aux frais de la majorité.

Depuis l’automne de l’année dernière, il y a de plus en plus de débats sur la sortie de la zone euro comme un moyen de sortir de la crise pour des pays comme la Grèce. Parallèlement, l’éventualité de l’adoption de l’euro par des pays comme la Pologne suscite de grandes interrogations.

Je pense que dans les années à venir la Pologne ne devrait pas entrer dans la zone euro. Toutefois, en ce qui concerne la question d’une éventuelle sortie de certains pays de la zone euro, c’est une proposition importante, mais personnellement je ne recommande pas la réalisation de ce scénario à des pays comme la Grèce ou le Portugal. Je comprends néanmoins que certains économistes et certains groupes sociaux considèrent cette solution comme indispensable. Si nous voulons des solutions qui puissent être avantageuses pour la population dans son ensemble, alors nous devons reconnaître qu’une sortie de la zone euro exige la mise en œuvre d’une série de mesures radicales : l’introduction d’un contrôle total sur les mouvements de capitaux pour empêcher leur fuite, la nationalisation des banques, etc. Afin de compenser les effets d’une dévaluation de la monnaie, il faudrait augmenter les salaires et les prestations sociales. Tout ceci serait possible uniquement si l’on procédait à une redistribution radicale des richesses et du patrimoine national. Ce n’est pas impossible.

Quelle est l’alternative aux politiques imposées aux populations européennes par des instances non-démocratiques de pouvoir supranational comme la Troïka ? Autrement dit, qui devrait décider quelle partie de la dette est illégale ou injuste, illégitime ?

Je ne vois qu’une seule alternative : celle qui s’appuie sur la mobilisation des citoyens, sur leurs initiatives menées par en bas. En 2011, nous avons vu de nombreuses mobilisations sociales en Espagne et en Grèce, que l’on a appelé Mouvement des Indignés. Puis, à Londres, nous avons vu le mouvement Occupy the City, et aux Etats-Unis le mouvement Occupy Wall Street. Je pense qu’avec le printemps, les citoyens de nombreux pays d’Europe, en particulier les jeunes, sortiront sur les places publiques et recommenceront les occupations dans le but d’élaborer en commun des alternatives, et afin de faire pression sur les gouvernements pour les obliger à opérer un tournant dans la politique de l’Union européenne. En même temps, on ne peut pas attendre passivement que les gouvernements des pays de l’UE se mettent d’accord et prennent des mesures, ou que les membres de la Commission européenne se décident à changer de cap. C’est pourquoi, si un gouvernement de gauche se mettait en place dans un pays comme la Grèce, il devrait mener une politique d’indiscipline, de désobéissance envers les recommandations de la Commission européenne, de la BCE et du FMI. Il s’agit par exemple : 1. de rejeter la ’règle d’or’ qui limite le déficit public ; 2. de suspendre le remboursement de la dette et, de proclamer à la suite un audit à participation citoyenne, la répudiation de la partie illégitime de la dette publique ; 3. d’abroger tous les plans d’austérité imposés par la Troïka ; 4. d’exproprier les banques et les assurances en les transférant dans le secteur public, sous contrôle citoyen ; 5. d’instaurer des mesures fiscales pour faire payer les riches et l’église orthodoxe. Etc. De cette manière, les pouvoirs publics pourront récupérer des ressources financières pour réamorcer la croissance et relancer l’économie.

En l’absence d’un véritable gouvernement de gauche, en ce qui concerne la décision d’annuler la partie illégitime de la dette, ce qui sera décisif, c’est l’audit citoyen. Dans des pays comme la Grèce, l’Espagne ou la France, des initiatives citoyennes par en bas se développent déjà, visant à réaliser un tel audit aussi bien au niveau national que local ou municipal. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de personnes sont engagées dans ce mouvement. L’audit ou simplement le refus de rembourser la dette illégitime a déjà réussi dans des pays comme l’Argentine (en 2001), l’Equateur (en 2008) ou l’Islande (en 2010-2011). Ces pays se sont débarrassés d’une partie du fardeau de la dette, laquelle ne faisait qu’apporter des bénéfices aux milieux financiers, tout en bloquant le développement social. Et ils s’en sont bien sortis.

Quelles sont les similitudes entre la crise de l’endettement du Tiers Monde et l’actuelle crise de la dette dans l’UE ?

Les peuples des pays de l’UE sont soumis actuellement à la même politique que celle à laquelle on soumettait les peuples d’Amérique Latine dans les années 80 et 90. Dans les pays du Tiers Monde, tout comme aujourd’hui en Europe, la crise de la dette publique était instrumentalisée par les gouvernants et les institutions financières internationales pour mettre en œuvre toute une panoplie de moyens et décisions économiques qui ressemblent énormément, presque comme deux gouttes d’eau, à la politique menée actuellement dans l’UE. Je pense avant tout à la réduction des salaires, aux licenciements massifs dans l’administration et dans le secteur public, à l’augmentation de la TVA, à la politique de zéro déficit budgétaire. Les peuples d’Amérique Latine ont payé un prix exorbitant pour la réalisation de ces recommandations, et il leur a fallu pas moins de vingt années pour s’en débarrasser. Une question se pose : de combien de temps les peuples européens auront-ils besoin pour se libérer des chaînes du néolibéralisme ?

Traduit du polonais par Stefan Bekier

Article publié sur CADTM

* photo illustration tirée du film « Debtocratie »