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Des tyrannies individuelles aux libertés collectives

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Par Alan Ar Cloarec
Dans nos époques se pensant démocratiques, toute personne incarne la plus pure abstraction du citoyen libre dans sa conscience et dans ses actes. » La solitude c’est le pouvoir »  disait Sade. Le citoyen consommateur qui se pense libre, loin  d’acquérir sa liberté écope néanmoins du lourd fardeau de la solitude.  Il est seul en son royaume, rien ne peut l’atteindre car la liberté des  autres s’arrête au pas de sa porte ; il est seul face à son travail, ses  finances, sa survie. Il est seul quand il veut renvoyer au monde  l’image de ce qu’il n’est pas, s’entourant à cette occasion  d’innombrables biens matériels qui marient la futilité au ridicule.
Dans le quotidien de l’homme seul,  des rafales de spots publicitaires viennent lui adresser toujours plus  d’incitations à la consommation. L’ensemble du marketing de la société  marchande a en effet pour but de s’adresser en même temps à la masse et à  chaque tyran seul, pour créer avec lui une relation de complicité et  pour lui faire croire qu’il est au centre de l’attention bienveillante  des vendeurs de rêve. Quand le tyran va exécuter les ordres de  consommation, il va seul acheter les biens qui lui donnent l’illusion  d’être unique, alors que les autres hommes seuls vont également se  procurer les mêmes produits.
L’époque du capitalisme et de la république bourgeoise s’est ainsi bien souvent vanté – vénérant par la même l’individualisme -  d’avoir libéré les humains de tous les carcans communautaires de  l’ancien régime et d’avoir par la même rendu l’homme libre dans sa toute  nouvelle individualité. Avec le recul de notre temps,  il est aisé de constater à quel point le résultat de cette évolution  historique, à savoir la société des hommes seuls, est en permanence  contestée mais aussi bien tristement en perpétuelle victoire.
Les  modernes se targuent d’avoir détruit les communautés aliénantes pour  l’homme, sans tenir compte du fait que les hommes seuls poursuivent le  désir d’appartenance à un groupe. Dans les sous-cultures, les  contre-cultures, les communautés politiques, partisanes, religieuses,  artistiques; les hommes seuls que fabrique la société moderne expriment  toujours plus leur besoin de vie collective. Du point de vue des pro-individualisme, le problème ne fut donc que déplacé.
Néanmoins, les cadres de la vie communautaire ayant volé en éclats,  les hommes restent seuls face à leurs principaux besoins de logement,  de nourriture, d’énergie. La vie de communauté existe donc dans la  société individualiste mais elle ne peut se réaliser qu’en dehors du  triptyque infernal travail-salaire-consommation. Ces activités étant  désolidarisées de la vie collective et étant donné qu’elles occupent la  majorité du temps de l’homme moderne, la société marchande reste la plus  forte et continue – pour l’heure -  à produire des hommes seuls, sans crainte aucune des résistances  communautaires. Pour finir la société marchande produit des tyrans  sensés s’affronter les uns aux autres pour être les plus productifs, les  plus compétitifs, les plus rentables, etc. En plus de la solitude,  la société marchande condamne également les hommes à l’affrontement  perpétuel et sans pitié, sous peine de mort économique pour les  réfractaires au dogme du cannibalisme économique.
Sur  le plan politique, la république bourgeoise est également fière d’avoir  accordé à tout individu la liberté par le droit de vote. Il était au  départ prévu de décorer le vote avec la liberté de penser, de se  rassembler, la liberté de la presse, etc. Par les chiens de garde  médiatiques qu’on ne présente plus, mais qui eux présentent toujours  exclusivement la toute-puissance de la pensée unique, et du fait des  matraquages en règle de tout rassemblement non autorisé par l’Etat, il  semblerait que plusieurs libertés fondamentales soient devenues des  libertés annexes. Concentrons-nous donc sur ce qu’il nous reste, ou ce  qu’ils nous laissent pour le dire autrement.
Quand  l’homme seul va voter, à l’occasion de ces grands simulacres de  démocratie du dimanche, il pense que son choix a une quelconque  importance dans la marche de la société. Les tyrans vont alors par  alternance porter au pouvoir un des deux ou trois partis dominants. Bien  que les années passent et que les idées, ainsi que l’appartenance  sociale des dirigeants,  ne changent pas, la mascarade démocratique se perpétue. Nombre de  citoyens pensent toujours être libres et souverains par le vote,  peut-être parce que le tyran sent son égo comblé au fond de l’isoloir en  fantasmant sur l’importance de son geste dérisoire.
Ces  sommes de petites actions individuelles ne créent rien d’autres que de  petites actions individuelles et en rien une quelconque émulation  collective. Penser que les petits bulletins de vote sur ces quelques  journées d’élections apportent le pouvoir au peuple est aussi illusoire  que la pensée économique libérale qui espère produire l’intérêt général  par la somme des actions égoïstes. L’homme seul dans l’isoloir est  déconnecté des autres membres de la société, il est définitivement seul  et se voile dans la fierté d’une illusion de liberté.
L’expérience  de la liberté est tout de même présente dans la société marchande, elle  est par ailleurs le plus souvent présente quand l’effervescence  populaire se dresse en opposition à cette même société. Lorsqu’un  mouvement social, qu’il soit local, national ou international, vient  perturber l’ordre marchand, des masses se mettent en mouvement pour  former l’alchimie libertaire. Il n’est alors plus question d’hommes  seuls qui agissent pour leurs intérêts, mais au contraire d’un  regroupement de personnes qui agissent ensemble pour une cause qu’ils  pensent juste. Chaque personne, bien qu’agissant de façon individuelle,  agit alors pour et par le collectif. Le collectif s’exprime en chacune  d’elle car ces personnes désirent agir pour le collectif.
Aux  illusions de l’action individuelle libératrice vient alors répondre  l’expérience collective de la liberté. Voilà ce que la société marchande  ne peut concevoir et voilà ce qui causera sa perte, car il n’y a pas de  vie sans vivre-avec. Aux mouvements sociaux à venir pensez donc que  votre liberté créera le collectif, et que le collectif apportera la  liberté.