Acta pathétique tentative des lobbies
L’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) est un traité international qui vise à protéger les droits de propriété intellectuelle. Il a été négocié à partir de 2006, et signé par les États-Unis, l’Australie, le Canada, la Corée du Sud,le Japon, le Maroc, la Nouvelle-Zélande et Singapour le 1er octobre 2011. Ces pays ont été rejoints par d’autres depuis. Il « complète » l’éventail déjà large des protections couvertes par les Nations Unies (OMC), l’OMPI et l’ADPIC.
On peut dire qu’il vise à « mettre à profit les règles internationales existantes dans le domaine de la propriété intellectuelle, en particulier sur les accords TRIP, et projette d’aborder des problèmes d’application là où les participants ont remarqué que le cadre juridique international existant n’existe pas ou doit être renforcé. » Cet accord demeure ouvert pour tous les participants à sa négociation, et tout autre membre de l’OMC en accord avec les règles par consensus, la signature pouvant s’effectuer du 1er mai 2011 au 1er mai 2013.
Ces participants sont les suivants :
L’Allemagne, l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Canada, Chypre, la Corée, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, les États-Unis, la Finlande, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Japon, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Singapour, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la République tchèque, et l’Union européenne.
On notera l’absence remarquée des principaux pays producteurs de contrefaçons, donc de l’ Asie et de la Chine, qui « produisent » plus de 80% des produits contrefaits. Viennent ensuite la Turquie, l’Afrique et le moyen Orient. La Russie et l’Amérique du sud figurent aussi au palmarès. Fait étonnant, juste derrière les deux champions arrive l’Union Européenne, puisque classée en 3éme position mondiale pour la production de contrefaçons.
La propriété intellectuelle est une large notion couvrant tout un champ de l’activité industrielle, culturelle, et de recherche. Elle concerne les brevets, le droit d’auteur, le droit des marques, les labels géographiques, des médicaments, et les atteintes au droit d’auteur sur Internet.
En 2008, une fuite sur les tractations entourant la mise au point du traité est parvenue à Wikileaks, qui a alors diffusé les contenus en cours d’élaboration. La société civile s’est alors massivement mobilisée contre l’aboutissement de ce projet. Ces négociations se faisant quasi secrètement et dans la plus totale opacité, sans connaissance des qualités des membres qui en définissaient les contours, qui ne sont d’ailleurs pas passés par le suffrage pour accéder à leur poste.
Les points forts d’Acta :
« Notant en outre que la prolifération des marchandises contrefaites et des marchandises pirates ainsi que la prolifération des services qui distribuent du matériel portant atteinte aux droits nuisent au commerce légitime et au développement durable de l’économie mondiale, causent d’importantes pertes financières aux détenteurs de droits et aux entreprises légitimes et, dans certains cas, procurent une source de revenus au crime organisé et constituent par ailleurs un risque pour le public »
Nous notons l’esprit dans lequel est envisagé l’utilisation d’Acta, protection économique, protection financière, empêcher le développement du crime organisé… et « par ailleurs », éviter tout risque pour le public. Celui-ci passe en dernier dans la liste, et presque en « remarque », montrant que nos vies valent moins que leurs profits, le marché des faux médicaments, des pièces mécaniques contrefaites, ne posant pour eux sans doute que des problèmes d’ordre financiers ou commerciaux.
« article 2 : nature et portée des obligations
1. Chaque Partie donne effet aux dispositions du présent accord. Une Partie peut prévoir dans sa législation des moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle plus étendus que ceux prescrits par le présent accord, à condition que ceux-ci ne contreviennent pas aux dispositions du présent accord. Chaque Partie est libre de déterminer la méthode appropriée pour mettre en œuvre les dispositions du présent accord dans le cadre de ses propres système et pratiques juridiques. »
Conseil est donné de ne pas contrevenir légalement en local à l’accord, mais il est possible de durcir les règles… pourtant « le présent accord ne crée aucune obligation à l’égard d’une Partie en ce qui concerne l’application de mesures lorsqu’un droit de propriété intellectuelle n’est pas protégé aux termes de ses lois et réglementations. » Il semble qu’on ne puisse pas, mais en fait, on peut… quand cela nous arrange, ou nous dérange ?
« article 4 : respect de la vie privée et divulgation de renseignements
Aucune disposition du présent accord n’oblige une Partie à révéler :
a) des renseignements dont la divulgation serait contraire à sa législation, y compris aux lois visant le droit au respect de la vie privée, ou aux accords internationaux auxquels elle est partie; ou
b) des renseignements confidentiels dont la divulgation ferait obstacle à l’application des lois ou serait autrement contraire à l’intérêt public; ou
c) des renseignements confidentiels dont la divulgation porterait préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’entreprises publiques ou privées. »
Il semble donc au premier abord, que la lutte contre la contrefaçon ne puisse dépasser le cadre de ce qui est permis par la loi afin de respecter la vie privée des citoyens. En fait un pays n’est pas « tenu » de révéler des faits qui iraient à l’encontre de sa propre législation. Ce qui commence déjà à réduire le champ des libertés privées. Il suffit d’avoir ou de prévoir la législation adéquate…
En b), on protège l’intérêt public….Notion floue dans laquelle on peut tout mettre, même les intérêts privés de personnes publiques, posant un filet de protection autour de personnes publiques (élus par exemple), dans des enquêtes sur des activités illégales.
On en ajoute une couche en c), protégeant les entreprises privées et publiques. Comment dans ce cas attaquer d’immenses usines en chine par exemple, qui emploient des milliers d’ouvriers à fabriquer des produits de contrefaçon ? Cela nuirait effectivement à leurs intérêts commerciaux.
Ne reste donc que le quidam lambda, le bout de la chaîne, qui vend ou qui achète, qui paiera pour tous ceux qui se sont enrichis dans le circuit, protégés par ces clauses.
Ce qui nous intéresse ici, et qui a été glissé subrepticement dans cet accord « commercial », est le volet sur les activités numériques et internet. Que dit cette » Section 5 ?
« ARTICLE 27 : MOYENS DE FAIRE RESPECTER LES DROITS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DANS L’ENVIRONNEMENT NUMÉRIQUE
1 Chaque Partie fait en sorte que sa législation comporte des procédures destinées à faire respecter les droits de propriété intellectuelle (…) de manière à permettre une action efficace contre tout acte portant atteinte aux droits de propriété intellectuelle (…) , y compris des mesures correctives rapides destinées à prévenir toute atteinte et des mesures correctives qui constituent un moyen de dissuasion contre toute atteinte ultérieure. »
Demande expresse à tous les signataires d’édicter des lois internes en conformité avec la notion de propriété intellectuelle telle que décrite par acta, et de prévoir des procédures d’exception quand la loi se trouve face un vide juridique non prévu, quand les internautes trouvent une parade… Vision bien particulière de la façon de produire des lois, quand on note dans d’autres domaines (finance, sport, impôts, affaires politiques ) le temps mis pour légiférer, voire même quand les autorités reconnaissent les délits.
« 2. Outre ce qui est prévu au paragraphe 1, les procédures de chaque Partie qui sont destinées à faire respecter les droits s’appliquent aux atteintes portées au droit d’auteur ou à des droits connexes sur des réseaux numériques, ce qui peut comprendre l’utilisation illicite de moyens de diffusion à grande échelle (…) »
Sont donc visés ici, entre autres, les sites de téléchargements, les newsgroup, les serveurs de stockage de données. Il sera toujours difficile, voire ingérable de faire la part des copies légales ou illégales circulant sur le net, dans l’esprit cloud qui se met en place, et où de plus en plus de documents sont sauvegardés sur des serveurs.
« 3. Chaque Partie s’efforce de promouvoir, au sein des milieux d’affaires, des efforts de coopération (…) tout en préservant la concurrence légitime et (…) les principes fondamentaux comme la liberté d’expression, les procédures équitables et le respect de la vie privée. »
Sans rire, il est demandé aux milieux d’affaires de faire passer « la liberté d’expression, les procédures équitables et le respect de la vie privée », avant les profits ? C’est vrai que l’exemplarité dont ces milieux font preuve au regard du respect de la nature, des peuples, des cultures, nous rassurent quant à leur capacités d’humanisme. Respecter la concurrence légitime dans le nid de vipères dans lequel se débat l’économie mondiale est une farce, en laquelle les initiateurs de l’accord ne peuvent pas croire eux-mêmes.
« 4. Une Partie peut prévoir que ses autorités compétentes seront habilitées, en conformité avec ses lois et réglementations, à ordonner à un fournisseur de services en ligne de divulguer rapidement au détenteur du droit des renseignements suffisants pour lui permettre d’identifier un abonné dont il est allégué que le compte aurait été utilisé en vue de porter atteinte à des droits, lorsque le détenteur du droit a présenté des allégations suffisantes (…) »
On touche ici à une atteinte évidente à la vie privée : De quel droit une entreprise privée, hors du contexte explicitement légal, pourrait-elle fournir des éléments privés sur un client, à partir d’ »allégations ». Car il n’est pas ici question de preuves, mais d’allégations, pour pouvoir passer outre les droits protégés par la CNIL, concernant des informations privées. Le problème avec le terme « allégations » c’est qu’il recouvre tout et rien, et mènera vers des abus de pouvoir sur les raisons réelles de ces futures démarches de délation : il est toujours possible de mettre le nez dans la vie et les documents privés des personnes au seul motif d’ »allégations » présumées, car la phrase comporte un verbe conjugué au conditionnel, et d’y chercher autre chose que ce qui est annoncé.
« 5. Chaque Partie prévoit une protection juridique appropriée et des sanctions juridiques efficaces contre la neutralisation des mesures techniques efficaces qui sont mises en œuvre par les auteurs, les artistes interprètes ou exécutants ou les producteurs de phonogrammes dans le cadre de l’exercice de leurs droits(…) »
La création ou l’utilisation d’un générateur de clés pour cracker un logiciel, le cassage d’un DRM, deviennent des délits, qu’on en soit l’auteur ou l’utilisateur. Alors qu’un grand nombre d’utilisateurs se plaignent des limitations imposées par les DRM, des problèmes qu’elles posent pour l’utilisation sur divers supports, qu’on est en passe de reconnaître leur limite, voilà qu’on renforce leur protection.
« 6.(…) chaque Partie prévoit au moins une protection juridique efficace contre (…)la neutralisation non autorisée d’une mesure technique efficace (…) l’offre au public par voie de commercialisation d’un dispositif ou d’un produit, y compris des logiciels, ou encore d’un service comme moyen de contourner une mesure technique efficace (…) la fabrication, l’importation ou la distribution d’un dispositif ou d’un produit, y compris des logiciels, ou la prestation d’un service qui est conçu ou produit principalement en vue de contourner une mesure technique efficace »
La possession, l’utilisation, la création de moyens pour contourner une protection ou cracker un produit protégé devient un délit, punis par des mesures juridiques efficaces. le piège est sans doute le flou sémantique qui entoure cette règle, qui est la porte ouverte à toutes les interprétations, tant au niveau de la punition encourue, que de l’évaluation de l’efficacité d’une mesure de protection. D’ailleurs, une protection efficace ne devrait elle pas être incontournable ?
« chapitre 34 : échange de renseignements
(…)chaque Partie s’efforce d’échanger avec les autres Parties les renseignements décrits ci-dessous :
c) d’autres renseignements, le cas échéant, selon les modalités mutuellement convenues entre les Parties. »
Encore une petite règle de quelques lignes qui met en place une surveillance multilatérale et complètement opaque quant au contenu. Quels types de renseignements ? Quelles modalités, sur quel contenu ? Les dérives politiques pourraient amener à une perte des libertés fondamentales, si ces contenus ne sont pas précisés. Chacun passe ses petits accords entre parties, et surveille les internautes sous prétexte du texte de l’acta, que le régime soit une démocratie ou pas, et que l’activité « illicite » entre dans le cadre de l’accord ou pas. Avec acta, il y aurait eu peu d’informations sur les printemps arabes ou la révolte syrienne !
Acta : quel modèle de société ?
La manipulation opérée par acta pour brouiller les pistes, est pourtant cousue de fil blanc :
- La contrefaçon qui touche par exemple la production de médicaments, de pièces détachées pour l’aéronautique ou l’automobile, et qui met donc en jeu la vie ou la santé des consommateurs, ne peut être traitée de la même façon, avec les mêmes outils répressifs que le piratage de droits culturels ou numériques. Outre le fait que la reproduction exacte de l’original, dans la cas du numérique, ne diminue pas la qualité de son clone, elle ne met pas en danger, par le fait de la dissimulation de sa moindre qualité, la santé ou la vie des personnes. Quand on sait en outre que près de 75% des profits issus de cette industrie ne vont pas aux créateurs, mais aux producteurs/distributeurs, ont voit à qui ne profite pas le crime…
- Quel modèle de société se cache derrière les règles imposées par un accord tel que l’acta ? Protection de la propriété intellectuelle, droits d’auteurs ? Sans jamais définir exactement ce qu’est cette propriété intellectuelle, elle est prétendument protégée ? C’est parce qu’au cours des siècles, cette pensée a été partagée et enrichie que l’évolution de la science, du savoir, de la culture, de la médecine ont pu progresser ! En voulant enfermer cette propriété intellectuelle dans un carcan cadenassé, le monde capitaliste et ultra-libéral défend ses intérêts propres : pouvoir et profit. Comparons la société que veulent mettre en place les créateurs de l’acta avec le monde du logiciel libre et du logiciel propriétaire et marchand… C’est l’appropriation du savoir au lieu du partage, l’individualisme à la place du collectif, la marchandisation du progrès où n’en profitent que ceux qui ont les moyens de payer, la répression au lieu de l’éducation, la censure en lieu et place de la liberté d’expression, le cloisonnement au lieu de l’émulation, l’élitisme au lieu de la solidarité, la compétition plutôt que la collaboration et l’association…
- N’oublions pas qu’à la base, la contrefaçon a pour origine les délocalisations économiques pour augmenter les profits. Après avoir délocalisé les machines, les spécialistes et les savoir-faire dans des pays émergents pour en exploiter les populations à moindre coût et faire du profit, ces pays se sont appropriés les savoir-faire installés chez eux pour développer leur propre capitalisme, en produisant en plus des contrefaçons meilleur marché. Juste retour de bâton, ou l’arroseur arrosé.
- Les industries les plus actives dans la lutte contre la contrefaçon sont des sociétés de luxe. Parfum, mode, ces sociétés dont la production est réservée à une clientèle qui a vraiment les moyens financiers pour s’offrir des chaussures à 1500 euros la paire ou des sacs à main à 2000 euros, souffrent elles de cette concurrence déloyale ? De toute façon, les personnes qui achètent ces produits contrefaits, n’auraient jamais pu se payer les originaux, donc leur chiffre d’affaire ne baisse pas. C’est sans doute seulement que leur clientèle de milliardaires souffre de voir les mêmes accessoires aux bras ou aux mains du vulgus populus, de la plèbe, et dénature donc les signes extérieur qui les démarquent du commun des ploucs.
- De plus, le modèle de société sous-tendu par cet accord, met en lumière le décalage énorme entre les objectifs périmés du modèle économique défendu et les réalités naissantes du monde de demain. Pour conserver leur marché, leur profit, ces lobbies incapables d’analyser et de s’adapter à la fois au monde moderne et à la puissance des pays émergents, essaient d’imposer à coup de lois et d’accords la persistance d’un système commercial qui est d’un autre siècle. Les jeunes se sont appropriés internet, et l’utilisent à leur façon, dans un esprit de partage et de collaboration, d’émulation et de diffusion. Ces pratiques sont très éloignées des structures de pensées des banques et industriels, qui n’ont pas anticipé, et sont donc devenus inadaptées. Comme dans la nature, qui ne s’adapte pas, meurt. Les nouveaux artistes mettent à disposition leurs oeuvres pour essai, pour se faire connaître, ensuite les foules se déplacent ou non, achètent ou non, sans passer par les canaux habituels. Les logiciels libres, sont construits de façon collective, permettent l’émulation par le partage des sources, l’utilisation gratuite, et quand une entreprise, pour des raisons commerciale demande un outil plus spécifique, spécialisé, alors ce même logiciel sera développé sur une base payante pour eux. Ce modèle est aux antipodes de celui qui a cours aujourd’hui, et c’est pourquoi les lobbies ont pesé de tout leur poids pour la mise en place de multiples outils de répression en leur faveur…
Via l’acta, se sont deux visions du monde qui s’affrontent. Mais la génération qui arrive, a pour elle la créativité, le savoir-faire, les compétences, l’imagination, et aussi les outils modernes de communication. Sa vision du monde n’est pas la même, et les archaïques ne veulent ni céder la place, ni partager. A travers l’acta, l’hadopi, les Nations Unies (OMC), l’OMPI et l’ADPIC, cette conception arriérée de la civilisation tente d’imposer ses règles par la force des lois et de la répression. Mais pour la signature de l’accord, l’avenir s’annonce mal : les commissions chargées d’examiner le traité, en vue d’une ratification par le Parlement européen ont rendu leur avis (commission LIBE, pour libertés publiques, justice et affaires intérieures, les commissions ITRE, industrie recherche et énergie, JURI, Affaires juridiques, et DEV, développement, la commission INTA, pour le commerce international). Le résultat a été le rejet du traité Acta.
Le Parlement Européen devrait débattre en séance plénière le 3 juillet et voter le 4 juillet