Syriza, Podemos… Restructuration ou annulation de la dette illégitime ?
Éric Toussaint : Restructurations de dette : de l’Allemagne de 1953 à la Grèce d’aujourd’hui
Des restructurations au bénéfices des créanciers…
Eric Toussaint a avant tout précisé la signification de la restructuration de dette à travers différents exemples historiques. Entre 1950 et 2010, se sont succédées pas moins de 600 restructurations de dettes publiques. Seules quelques unes ont été favorables aux pays endettés et cela s’est produit à chaque fois dans des circonstances exceptionnelles.
… contrairement à l’accord de Londres de 1953, favorable à l’Allemagne de l’Ouest
Afin d’illustrer ces rares cas, Eric Toussaint a mentionné l’exemple de l’Allemagne occidentale à la sortie de la seconde guerre mondiale. L’accord historique sur la dette allemande signé à Londres en 1953 a permis aux vainqueurs de la guerre d’octroyer une réduction drastique de la dette de plus de 60 % et d’accorder dans l’immédiat un moratoire de 5 ans. Qui plus est, n’ont pas été prises en considération les dettes qui auraient dû être réclamées à l’Allemagne en guise de réparation pour les crimes de guerre nazis, notamment lors de l’occupation de la Grèce. Cet accord comportait des clauses très favorables à la RFA : la possibilité de suspendre les paiements pour en renégocier les conditions si nécessaire ; un service de la dette qui devait rester inférieur à 5 % des revenus tirés des exportations ; des taux d’intérêts inférieurs à 5 % ; la possibilité de rembourser dans sa monnaie nationale (le deutschemark, alors que celui-ci n’avait alors quasiment aucune valeur sur le plan international) ; l’engagement des créanciers à acheter des produits allemands ; une compétence des tribunaux allemands en cas de litige… L’ensemble de ces conditions favorables ont permis de relancer économiquement l’Allemagne de l’Ouest face à l’Union soviétique et ses alliés, dans un contexte de guerre froide.
En somme, hormis les quelques rares cas de restructurations qui ont été favorables aux débiteurs parce que les créanciers y voyaient un intérêt géostratégique, tous les autres processus de restructuration ont simplement servi à rétablir la solvabilité d’un pays débiteur en rendant la dette soutenable pour s’assurer qu’il continue à payer. La charge de la dette a le plus souvent été réduite par un rééchelonnement de l’échéancier (rallongement dans le calendrier des remboursements du capital à effectuer). Il n’y a donc aucune remise en question de l’illégitimité de la dette. D’ailleurs, le Club de Paris (qui regroupe les riches pays créanciers) s’en est fait une spécialité pour traiter les dettes bilatérales des pays endettés.
Espoirs en Grèce ? Mesures anti-austéritaires et audit de la dette
En Grèce, déjà avant la victoire historique de Syriza dans les urnes le 20 janvier dernier, le parti de gauche « radicale » affichait clairement sa volonté de résoudre le problème du surendettement. Il proclamait vouloir restructurer la dette, aboutir à une réduction radicale de son montant (d’environ 60 %) dans le cadre d’une grande conférence internationale sur le modèle de l’accord de Londres de 1953 et de mettre en place un audit permettant d’en identifier les parts illégitimes et illégales. Une fois parvenu au pouvoir, Syriza a mis l’accent sur l’arrêt des politiques d’austérité et l’annonce d’une série de mesures sociales emblématiques : rétablissement de l’électricité pour 300 000 foyers pauvres qui en avaient été privés, fermeture des centres de détention pour « sans-papiers », octroi de la nationalité grecque aux immigrés de deuxième génération, relèvement du salaire minimum, réembauche des fonctionnaires licenciés, suppression des taxes foncières particulièrement pénalisantes pour les couches moyennes et populaires, relèvement du seuil de non-imposition… Or, l’accord du 20 février entre la Grèce et ses créanciers multilatéraux stipule que la Grèce respectera scrupuleusement le calendrier des remboursements, ce qui risque de compromettre à court terme la poursuite du programme social de Syriza.
Lors d’une conférence de presse le 17 mars 2015, la présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, a annoncé la constitution d’une Commission d’audit de la dette publique grecque. Cette commission, coordonnée sur le plan scientifique par Éric Toussaint, n’est pas un simple exercice comptable, mais elle a pour but d’identifier les dettes illégitimes, odieuses, illégales et/ou insoutenables qu’il s’agit de répudier, sur base d’arguments solides et juridiques. La décision politique appartiendra quant à elle au gouvernement grec. Les travaux de cette commission vont donc interpeller la Commission européenne et autres créanciers, ainsi que ceux qui ont profité en Grèce des politiques de la Troika et de la restructuration effectuée en 2012. L’enjeu est de taille, non seulement pour la Grèce, mais également pour tous les peuples qui souffrent des politiques d’austérité au nom d’un endettement excessif.
Miguel Urban : restructuration ou annulation de la dette espagnole ?
Sujet d’un vif débat au sein de Podemos
En Espagne, la question de la dette a soulevé un débat intense au sein de Podemos. La dette publique espagnole qui était de 35 % du PIB avant la crise, atteint désormais les 100 % du PIB. Cette explosion est en grande partie due à la socialisation des dettes privées, résultant principalement des sauvetages des banques et autres grandes infrastructures comme les autoroutes privées. Rien que pour les intérêts de la dette, l’État a dû rembourser 35 milliards d’euros en 2014 ; 25 % de la dette publique espagnole est détenue par les banques. La dette est ici comme ailleurs un outil de contrôle qui compromet la souveraineté populaire.
La question du non paiement de la dette ne fait pas encore l’objet d’un véritable débat de société. Deux initiatives en ce sens méritent néanmoins d’être signalées : la rencontre des partis de gauche du pourtour de la Méditerranée à l’occasion du Forum social mondial de 2013 à Tunis, en vue de se coordonner en faveur du non paiement de la dette. Par ailleurs, en Espagne, le débat se poursuit au sein de la Plateforme d’Audit Citoyen de la Dette (PACD).
Dans le Manifeste de création de Podemos, la suspension de paiement de la dette, l’audit citoyen et le revenu universel sont avancés comme mesures phares. Celles-ci ont ensuite été reprises lors de la campagne pour les élections européennes dans le programme politique élaboré de manière participative avec près de 15 000 militants. Après le succès électoral de Podemos aux élections européenne du 25 mai 2014, où ils remportent 5 sièges au Parlement européen avec près de 8 % des suffrages exprimés (plus de 1 200 000 votes), les médias lisent le programme de Podemos. La question de la dette est un thème central et prioritaire : lors de son Congrès, une motion parmi les 5 adoptées sur un total de 250 porte sur la dette et sa restructuration.
Depuis octobre, le futur programme politique de Podemos pour les élections régionales en mai et générales à la fin de l’année 2015, est en discussion. Selon Miguel Urban, il existe le risque que le débat entre « restructuration » et « non paiement unilatéral » se cantonne à un débat d’experts entre économistes. Il s’agit là d’un défi : les citoyens et les mouvements sociaux doivent s’emparer de cette question cruciale.
Malgré des positions différentes, il existe des lignes convergentes quant aux conditions nécessaires pour accompagner ce processus de gestion de la dette, qu’il s’agisse de restructuration ou d’annulation : la mise en place d’un audit citoyen de la dette et une coordination avec les pays du sud de l’Europe, accompagnés d’une mobilisation sociale pour soutenir les mesures prises, de souveraineté et de transparence démocratique. Ces facteurs permettront de renforcer notre positionnement, que ce soit dans des négociations ou des actes unilatéraux.
Miguel Urban affiche sa position : c’est toutefois la suspension unilatérale de paiement de la dette qui sera un levier décisif pour faire basculer le rapport de force avec les créanciers – à l’instar de ce qu’a réalisé le gouvernement argentin en 2001, sous la pression populaire. La question de la dette est une question politique, de justice, de démocratie et de souveraineté populaire. Ce débat se poursuivra donc certainement même après l’adoption du programme politique de Podemos. Ce dernier, ainsi que les mouvements sociaux, ont une responsabilité fondamentale pour le transformer en débat populaire, tant l’enjeu de l’issue à donner sur cette question est important, non seulement pour l’Espagne et la Grèce, mais pour tous les peuples d’Europe et d’ailleurs.
Helmut Scholz :
« There is alternatives » : déconstruire les mentalités et repenser l’Union européenne
En Europe et ailleurs, constate l’eurodéputé allemand Helmut Scholz, les politiques austéritaires prescrites par la Troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne et Fonds monétaire international) sont non seulement injustes – en ce qu’elles portent atteinte aux droits économiques et sociaux –, mais elles se sont également révélées inefficaces en termes de réduction de la dette publique puisqu’elles tendent bien au contraire à la creuser. Face à ce double échec, force est aujourd’hui de convenir qu’il est totalement aberrant de poursuivre sur la voie de l’austérité, même si c’est le choix des élites en Europe et dans le monde. Il revient à la gauche de proposer des alternatives qui fonctionnent. Dans cette perspective, il s’agit au préalable de déconstruire deux axiomes de notre mentalité européenne en matière de dette. Premièrement, l’idée qu’une dette serait mauvaise par nature ; or, le problème n’est pas tant les dépenses, sinon d’envisager d’où viendront les recettes. Deuxièmement, le célèbre « TINA » : cette conviction qu’« il n’y a pas d’alternatives » (There is no alternatives) qui a détruit toute capacité d’agir au niveau d’un Etat démocratique. Dans le débat sur la dette grecque au sein de la société allemande, nombreux sont les citoyens qui sont aujourd’hui convaincus de l’analyse critique des faits, mais ils n’ont néanmoins pas confiance dans les solutions et les alternatives proposées.
Quelles sont donc les pistes d’alternatives en matière de gestion de la dette publique ? Helmut Scholz suggère de s’inspirer des travaux de Giannis Milios, conseiller de Syriza, qui propose une suspension de paiement des intérêts et du capital de la dette durant cinq ans afin de consacrer cette part, la plus importante du budget de l’Etat grec, à des mesures anti-austéritaires pour faire face à la crise humanitaire. L’eurodéputé allemand rejoint également les deux conférenciers précédents dans l’importance qu’il accorde à la mise en place un audit citoyen de la dette en Grèce. Le pays ne peut pas non plus se soustraire à la question épineuse de son maintien ou non au sein de l’Eurozone, en même temps qu’il se doit d’articuler les réponses face à la crise à l’échelle européenne. En effet, au-delà du simple cas de la Grèce, la réflexion doit être menée sur le plan européen : Comment repenser nos traités européens sur base de la crise d’aujourd’hui, afin d’apporter des solutions de sortie et d’éviter que de telles crises ne se reproduisent à l’avenir ? Quel devrait être le rôle de la Banque centrale européenne ? Quel processus d’intégration européenne souhaitons-nous ? En somme, de quel Europe voulons-nous ?
Marie-Christine Vergiat :
La dette tunisienne et l’impératif d’un audit des créances européennes
Au-delà de la problématique des dettes publiques des pays européens, il y a la question des créances européennes sur les pays dits du Sud. Penchons-nous donc avec Marie-Christine Vergiat sur le pays qui héberge le Forum social mondial 2015 : la Tunisie. L’eurodéputée française du Front de gauche est un des fers de lance de l’appel de parlementaires européens et nationaux en mars 2011 qui, conjointement avec le CADTM, ont exigé la suspension immédiate du remboursement des créances européennes sur la Tunisie (avec gel des intérêts) et la réalisation d’un audit de ces mêmes créances. Cette initiative est née au lendemain de la révolution tunisienne, alors que le dictateur Ben Ali venait d’être chassé du pouvoir, et que l’urgence pour le pays revenait à mobiliser ses ressources financières pour faire face aux priorités sociales et pour mettre en place une transition démocratique. Et non pour payer une dette largement illégitime. L’origine de la dette tunisienne puise ses racines dans la colonisation : une dette dite coloniale fut léguée au pays au lendemain de son indépendance en 1956. Et aujourd’hui, la dette est utilisée comme instrument de néo-colonisation économique du pays. Qui plus est, une grande part de cette dette peut être qualifiée d’odieuse au sens du droit international, puisqu’elle a profité au « clan Ben Ali » et non au peuple tunisien, sous couvert d’une corruption galopante.
Si Marie-Christine Vergiat envisage la solution pragmatique d’une reconversion de la dette tunisienne afin de soulager le pays, le CADTM met en garde contre la conséquence d’une telle mesure en termes d’effacement d’une partie de l’ancienne dette sans prendre en compte la question de son illégitimité. En outre, avertit Maria Elena Saludas d’ATTAC-CADTM Argentine, il ne faut pas reproduire l’erreur de l’Argentine aujourd’hui victime des fonds vautours et qui, dans le cadre des restructurations de dette en 2005 et 2010, a concédé que soit insérée une clause qui octroie à la juridiction étatsunienne la compétence en cas de litige.
La question tunisienne, conclut l’eurodéputée française, est fondamentale pour les peuples du Maghreb, à l’instar de la question grecque pour les peuples d’Europe. Mais bien sûr, nous rappelle un étudiant tunisien, au-delà de la Tunisie ou de la Grèce, c’est bien un même « système dette » qui étrangle les peuples, et qui constitue un puissant mécanisme de transfert des richesses et un outil de domination politique au profit d’une minorité. Face à ce « système dette », scande Éric Toussaint, il s’agit de poser des actes souverains unilatéraux qui s’appuient sur le droit international et la défense des droits humains : suspension de paiement de la dette, contrôle des mouvement des capitaux et des banques, audit citoyen, annulation de la part illégitime de la dette et « restructuration » de la part restante. Face à l’injustice, la désobéissance est une obligation.
Auteur :
Jérôme Duval est membre du CADTM et de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne (PACD).
Site de l’audit de la Dette
source : Site du CADTM