Crise filigrane : démocratie représentative
Jamais personne ne réfute l’urgence d’une crise économique, notamment lorsque les cours dévissent, les banques et/ou assureurs ferment, la croissance chute et le chômage remonte. On l’a encore vu en 2008 : devant ces signes indéniables des milliards furent trouvés pour « sauver le système » tandis qu’il perdure effrontément dans ses excès depuis lors (bonus indus et fraudes massives, ingérence financière en Grèce, etc).
Mais il est une autre crise, plus floue, qui est traitée avec une désinvolture analogue, sans aucune remise en cause profonde du système qui la génére : celle de notre démocratie représentative et de la rupture entre les citoyens et la caste politique.
Les symptômes ne sont pas des causes !
Souvent est donnée l’impression que les signes de cette autre crise sont ses maux originels. Ils sont au moins doubles :
- l’abstention record, d’autant plus forte que les élections sont locales ; en une vingtaine d’années, son taux est passé (sans compter 15% de citoyens non-inscrits !) d’environ 20 à 24% pour les présidentielles (sauf en 2007), 30 à 38% pour les législatives, 35 à 45% pour les régionales, de 35 à 55% pour les cantonales. La moyenne ces 3 dernières années se situe à plus de 50% (65% en comptant les non-inscrits et les votes blancs !). Seules exceptions à cette tendance de désintérêt local, les municipales qui restent autour de 30-35% sur la période considérée et les européenne qui sont à l’inverse remontées de 40 à 60% tandis que le référendum sur le TCE en 2005 n’a eu qu’un taux relativement bas de 30% d’abstention !
- la vigueur des extrêmes, stable voire en progression depuis ving ans tant dans les intentions de vote que dans les résultats électifs ; si les têtes changent, les tendances demeurent et l’extrême gauche revient ainsi dans la tranche de 5 à 10% dans la plupart des élections alors qu’elle était souvent sous la barre des 5% dans les années 90, bien loin de ses succès des années 75 à 85. L’extrême-droite, elle, se situe autour de 15% depuis les années 90 alors qu’elle faisait moins de 1% dans les années 70 et le début des années 80, et c’est probablement là qu’il faut chercher la droitisation générale du débat politique français.
Or, à l’évidence, ces deux éléments notables se trouvent niés par notre système politicien (via une composition biaisée de l’Assemblée Nationale, par exemple) tandis qu’ils sont des conséquences de maux plus profonds. Iraient-ils chercher leur source dans la nature même du régime représentatif où nous sommes ?
Des limites de la représentativité
Dans son essence même, la délégation, qu’elle soit par exemples partisane ou syndicale, est un oxymore. Des individus auparavant isolés s’auto-confèrent apparemment une nouvelle portée au travers d’elle, mais renoncent par là même à leur particularité propre, se conformant ou s’effaçant derrière elle par le biais d’un porte-parole ou tout autre transférance de souveraineté allant parfois jusqu’au leadership. Il y a donc une dépossession individuelle, souvent volontaire et parfois inconsciente, pour atteindre une puissance théoriquement plus grande par le biais d’une représentation du groupe. Mais cela n’est pas sans dangers : instrumentalisation ou populisme, détournement du mandat en usurpation ou trahison. Les exemples sont nombreux où un représentant défend non plus l’intérêt du groupe qui l’a mandaté, mais le sien propre voire celui d’un groupe extérieur, directement ou par le biais d’un compromis à même d’acheter « la paix sociale » !
La dualité de ce principe sociologique est aisément démontrable. Le syndicalisme, par exemple, fournit au salariés du public des avantages sensibles grâce à ses 40% de syndiqués pendant que les 10% de syndiqués du privé sont moindres dans un rapport au patronat, et s’en sortent globalement moins bien (avantages, retraite, protection sociale, etc). Revers de la médaille, les nombreuses trahisons syndicales de ces dernières décennies avec des directions syndicales abandonnant les luttes et/ou signant des accords inacceptables pour une base prête à continuer grèves et manifestations ; le dernier cas notable en date pouvant être celles consécutives à la réforme des retraites en 2010 où l’intersyndicale a baissé les bras tandis qu’une grande partie des salariés souhaitaient poursuivre la mobilisation.
In extenso, la classe politique élue (ou nommée …) est un champ relativement fermé avec ses intérêts propres, très lointains voire opposés à ceux des électeurs ; par exemples l’affaire Sarkosy-Woerth-Bettencourt ou les privatisations massives sous Jospin tendent à le confirmer.
De la lutte au déclassement social
Et c’est encore la sociologie, cette approche moderne et en évolution perpétuelle, qui nous révèle des phénomènes d’inégalité inimaginables entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut ».
Elle montre notamment que, partant d’une situation déjà inégalitaire mais relativement stable à l’échelle mondiale (exemple : écarts similaires entre les extrêmes sociaux de Chine et d’Angleterre au 19e siècle) les écarts se creusent comme jamais à tous niveaux depuis les trente glorieuses à la fois au sein des pays et entre ceux du nord et du sud : tandis que les plus démunis et les classes moyennes stagnent ou regressent, les 10% plus riches s’enrichissent toujours plus, et parmis eux une extrême minorité de moins de 1% a explosé tous les plafonds partout dans le monde. Ainsi, si un américain moyen des années 50 vivait comme 40 éthopiens de l’époque, certains fortunés gagnent aujourd’hui chaque mois l’équivalent de 3000 revenus de base (à hauteur du SMIC français) !
L’autre étonnante constatation est que si cette élite internationale s’est construite sur des conflits internes depuis le début de la révolution industrielle, elle est à présent très coordonnée pour maintenir ses intérêts voire se réserver les postes clés dans divers domaines (politique, industriel, financier, lobbying/légal, etc …) tandis que le reste de la société stagne dans une division communautariste (ethnique, culturelle, religieuse, professionnelle, nationale voire nationaliste) savamment entretenue de l’extérieur (publicité et manipulations identitaires) comme de l’intérieur (aspiration d’élévation sociale). Ils sont donc bien loin les temps possibles d’une révolution sans-culotte, d’une commune éphémère ou d’une jeunesse soixante-huitarde ; on en est schématiquement arrivé à un corpus citoyen individualiste et inconscient de lui-même face à une oligarchie bien en place et très organisée : balkanisation du peuple, union des élites.
L’ascenceur socio-éducatif est en panne
Pourtant figure au tiers des frontons de nos beaux édifices la notion d’égalité, et il n’y aurait -sur le papier- aucun obstacle à l’accession d’un poste dans la haute administration ni donc politique. C’est oublier l’imperméabilité des hautes écoles ! L’inégalité d’accès à des filières préférentielles comme HEC, ENA, Science Po ou Polytechnique est déjà indéniable, malgrè quelques efforts surtout cosmétiques (exemples : fonds boursiers, quota d’étudiants démunis et/ou issus des quartiers). Il faut ajouter à cela la discrimination ambiante au sein de ces écoles à commencer entre les élèves mêmes, et consécutivement celle à l’embauche qui s’apparente (au mieux !) à du triage socio-culturel.
Autre niveau d’auto-reproduction de l’élite, plus subtil peut être, celui d’une adhésion obligatoire, même de façade, à l’idéologie dominante ; de l’aveu même de certains diplomés de ces grandes écoles, la vision transmise y est étriquée, les attentes des recruteurs ultérieurs d’une prévisibilité débilitante, et la pratique professionnelle caricaturale voire aliénante.
Qu’on ne s’étonne donc pas de trouver une majorité de bureaucrates maussades dispensant la perpétuation d’un système sclérosé, un nombre incalculable de gestionnaires avides de bonus y compris par licenciements sacrificiels, ou une armée d’ingénieurs acquis d’avance à la cause nucléaire ou scientiste : on les a « formés » à réaliser de telles « performances » sans remise en question du cadre.
Ces personnes ne sont donc pas forcément mal intentionnées, certaines vivent même une double vie, devenant le soir journalistes, militants, critiques ou écrivains en espérant secrètement l’avènement de chaires sur la sociocratie, l’économie solidaire ou les énergies renouvelables dans leurs anciennes écoles.
Pour preuve notable de l’immobilisme universitaire entretenu, notre classe politique bien-pensante aura pris soin de raser la seule faculté contestataire, ouverte et auto-gérée de l’histoire académique française : celle de Vincennes, crée par De Gaulle et rasée dans une précipitation honteuse sous escorte de milliers de CRS lors de l’été 1980 après 12 ans d’aventure probante.
Des idées noires comme le pétrole
S’en comprend donc fort bien cet écart de compréhension sans cesse grandissant entre la plèbe, de plus en plus indifférente et/ou inculte consequemment, et le milieu intellectuel, dont l’indépendance (tant financière qu’idéologique) vis-à-vis de l’élite dominante se précarise elle aussi.
On assiste donc à une médiatisation néfaste de la matière grise « conforme », celle qui vise avant tout à la provoc’ pour l’audimat puisque la télé-réalité devient la norme de production « culturelle », pendant que toute alternative est réduite au silence sans que cela ne provoque de résistance visible. Ce dépérissement de la vie intellectuelle génère donc bien moins de Hugo, de Sartres ou de Bourdieu et beaucoup plus de Zemmour, d’Adler ou de BH-Levy.
Par ailleurs se matérialise un terrain propice à la violence idéologique -sinon verbale-, avec sa logique de l’affrontement systématique qui se répand dans tous les domaines et rend extrêmement rare le débat serein et respectueux aussi bien parmis les politiciens (pipolisation, vie privée, etc) que dans le reste de la société (incivilité, intolérance, etc). L’exemple le plus frappant est le monopole d’une co-existence invasive de l’islamophobie, pratiquement inventée de toute pièce par une petite caste pseudo-intellectuelle, et de ses intégristes « utiles » qui servent d’épouvantail et de justification aux politiques liberticides et leur fantasme d’insécurité. Voilà pourquoi est relayé depuis 40 ans ce « choc des civilisations » factice qui d’une part promeut les Ramadan, Finkielkraut, Fourest et autres Sirtaoui dont le PAF est envahi, et d’autre part limite la pensée à une vision binaire du monde : pays occidentaux aux côtés des USA et d’Israël, contre pays du sud et réseaux terroristes. Axe du bien ou axe du mal, le reste n’a pas sa place : choisissez votre camp !
Un cocktail détonnant !
La propagation de cette inculture globalisée est donc très facile à réaliser dès lors que la proximité incestueuse entre politique, média et finance devient une pratique courante et quasi banalisée. La nomination politisée de la direction des radios/télévisions publiques ou du CSA l’illustre assez bien. La privatisation d’une chaîne comme TF1, également. Mieux : des réunions de toutes les huiles venues des médias, de la politique et de la finance telles qu’au Dîner du Siècle ou au musée Albert Kahn prouvent qu’il y a préméditation claire dans cette connivence jusqu’au niveau international (Bilderberg, Trilatérale, etc).
Par ailleurs, les Murdoch, Berlusconi et autres Dassault sont autant de preuves vivantes que l’information est devenue éminement dépendante du pouvoir financier qui la possède (ou l’arrose de pub’). De même, les transferts de personnalités influentes entre public et privé (Tapie, Messier, Besson, etc) étant devenus monnaie courante, la politique s’est marketisée de façon manifeste depuis 30 ans : le programme est l’emballage, le candidat est le produit et le vote un acte d’achat -ou de crédit (!). Le citoyen devient en quelque sorte un élécto-consommateur. L’image parait-elle abusive ? Alors que dire, par exemple, des promesses de campagne non-respectées et/ou irréalistes, tant à gauche qu’à droite : Sarkosy promettant qu’il ferait en sorte que « plus personne ne soit obligé de dormir sur le trottoir », Chirac assurant de rendre l’agriculture « écologiquement responsable et économiquement forte », ou Mitterand proposant le droit de vote aux étrangers « aux élections municipales après cinq ans de présence sur le territoire français ». Trois simples exemples parmis les monceaux d’illusions proférées et aussitôt oubliées.
Si cela ne s’apparente pas à de la publicité mensongère, non-contractuelle de l’exercise du mandat consécutif à l’élection, quelle serait leur autre utilité ? La réponse s’impose : il s’agit bien d’inciter à faire élire un candidat plutôt qu’un autre tout comme on fait acheter un produit plutôt qu’un autre grâce à la publicité. L’agitation politique permanente dans les médias est un des nombreux autres signes de cette marketisation : quasiment chaque fait-divers appelle sa loi spécifique, chaque déclaration ou dérapage prémédité fait son « buzz » … la politique ne s’inscrit plus dans la durée avec une vision, elle agit dans l’instantaneité au fil de sondages d’opinion orientés.
Anne, ma soeur Anne …
Et alors que les organismes habituels (IFOP, BVA, etc) s’empressaient de publier il y a peu des « preuves » de la poussée de l’extrême-droite (parfois même donnée en tête !), déplaçant encore d’autant le débat sur les idées qui vont avec, d’autres sondages passés sous silence donnent une toute autre vision de la France que celle d’une concentration d’intolérance repliée sur elle-même et menée par une élite « éclairée ».
Tenez-vous bien : le peuple est en réalité plus progressiste que ses « élites » !
Une large majorité de français souhaite par exemple que le pouvoir citoyen s’exerce désormais par des assemblées locales tirées au sort, faisant ainsi la fusion entre les comités provinciaux de 1789 et la stochocratie athénienne multi-millénaire. Même résultat concluant pour entériner la modification d’une réforme après des contre-manifestations massives, la parité homme-femme à 50% chez les députés, le recours plus fréquent au référendum sur des grandes questions, la vérification des lois par un comité écologique et scientifique, l’instauration d’un salaire maximum admissible, l’interdiction des propos racistes ou négationnistes.
Or, contrairement aux idées reçues, les couches les moins aisées (ouvrières) soutiennent beaucoup plus massivement ces propositions que les plus aisées (cadres). Cette analyse pointue fait l’effet d’une bombe au moment même où des dictatures arabes, souvent alliées depuis des décennies à nos propres milieux politico-affairistes, se disloquent grâce à de nouveaux moyens de communication et d’organisation.
L’internet serait-il le médium idéal d’un nouveau système de démocratie directe, par exemple par citoyenné numérique ? Techniquement, il permettrait en tout cas une consultation plus fréquente, plus fine, des décisions plus proches de la volonté populaire, un recours moins aveugle à la classe politique voire sa disparition à terme ! On l’utilise bien pour déclarer les impôts sur le revenus et la plupart des démarches administratives … alors à quand une 6ème République modernisée pour en finir avec la crise représentative ?
Un plan qui venait de loin
Car à suivre le fil des déclarations d’intention du monde des affaires, pour ainsi dire capitaliste et/ou néo-libéral depuis un siècle, il semblerait que cette crise démocratique soit issue d’une stratégie délibérée et prévue de longue date.
La sphère financière a longtemps soutenu la démocratie par besoin de cadre légal, de sécurité civile et de liberté sociale. Partout où la démocratie a prévalu, les sociétés se sont développées plus vite, les villes ont grandi jusqu’au ciel, le volume des transactions marchandes et fiduciaires avec elles, permettant la mise en place d’une financiarisation du monde qui n’a pris le nom de « mondialisation » que dans les années 90.
Or on constate dès cette époque un assèchement progressif de certains budgets du public (recherche, éducation, soin, poste, transport, retraite, etc) comme pour le rendre disfonctionnel et préparer le terrain au privé qui n’a quasiment rien à faire pour passer pour concurrentiel ensuite. Autre merveilleuse invention concordante : le Partenariat Public Privé qui permet grosso modo une socialisation des dépenses et une privatisation des bénéfices … dont l’envers n’est pas sans rappeller la récente crise des subprimes et son renflouement des banques par les contribuables !
C’est aussi dès la fin des années 80 que d’autres signes d’une instrumentalisation des états et/ou de leur affaiblissement par le marché sont devenus visibles : placements offshores et paradis financiers, dérégulation ou dumping social et fiscal, lobbying et chantage au monde politico-légal, agences de notations privées fixant les taux de prêt, etc. Ces moyens déloyaux sont nombreux et actuellement utilisés contre des pays d’Europe (Islande, Grèce, etc) dans le but à peine voilé de privatiser tout ce qui peut l’être grâce à un endettement en majeure partie fictif, déstructurant ainsi une démocratie -probablement- désormais vue comme un obstacle au bénéfice maximal.
En dehors de quelques personnalités clairement inféodées, difficile de préciser à quel point le monde politique (dans son ensemble) collabore vraiment à cette entreprise de démolition publique, mais ce siècle de mutation financière fera en tout cas l’objet d’un prochain article …
Sources :
Abstention en France
Représentativité en France
1er tour présidentiel en France
Champ politique
Abandon syndical
Victoire du libéralisme
Oligarchie – H. Kempf
HEC – F. Noiville
Incultures – F. Lepage
Pseudo-intellectuels
Concession – P. Carles
Mélange des huiles
Médias, Finance, Politique
Promesses de campagne
Extrêmes sondages
Peuple et pouvoir – Philomag
Assèchement public – culture
État prédateur – J. Galbraith