Alors qu’en Équateur une insurrection populaire menée par le mouvement indigène a mis fin à une mesure économique imposée par le FMI impliquant une hausse spectaculaire du prix du carburant, et par conséquent des prix des aliments, le président du Chili, parfois surnommé le « Berlusconi Chilien », se voit contraint de renoncer à une hausse du prix des transports face à la contestation. Pour la première fois depuis la fin de la dictature, le gouvernement recourt à l’état d’urgence et l’armée se déploie dans tout le pays, déterminée à mater la révolte en cours contre le modèle néolibéral des Chicago boys.
Le Chili entre dans une période insurrectionnelle dès le 18 octobre. Ce jour, des actions d’« évasion massive » [acte de protestation des étudiants qui consiste à passer en masse au-dessus des portiques afin de ne pas payer le métro] se multiplient et imposent l’interruption de l’ensemble du service. La colère de la population estudiantine s’intensifie alors contre une hausse, de 800 à 830 pesos, du prix des tickets de métro à Santiago, suite à une première augmentation de 20 pesos en janvier dernier. Dotée du réseau le plus étendu (140 km) d’Amérique du Sud, le métro de la capitale chilienne transporte quotidiennement environ trois millions de passagers sur les sept millions d’habitants que compte la ville.
Extension du domaine de la lutte
Le président Sebastián Piñera, une des cinq personnes les plus riches du Chili avec une fortune débutée sous la dictature – actuellement estimée à 2,8 milliards de dollars d’après la revue Forbes –, finit par céder. Le 19 octobre, il annonce l’annulation de la hausse du prix du titre de transport du métro et des bus Transantiago, mesure qui avait provoqué, dès son annonce le 6 octobre, un vaste mouvement de contestation dans le pays. Mais cette concession de Piñera arrive bien tardivement : l’augmentation de 30 pesos n’était que la goutte qui a fait déborder la colère populaire et le slogan « Ce n’est pas pour 30 pesos, c’est pour 30 années » (« No es por 30 pesos, es por 30 años ») exprime l’exaspération du peuple chilien vis-à-vis des contre-réformes néolibérales antisociales maintenues depuis la fin de la dictature.
Dépassé par les événements, il décide le même jour de faire descendre les militaires dans la rue, de quoi souffler sur les braises d’un conflit en pleine propagation. En effet, le déploiement de l’armée dans les rues de la capitale où l’état d’urgence avait été déclaré avant d’être étendu durant la nuit à deux autres régions, Valparaíso (centre) et Concepción (sud), a provoqué une vive émotion dans un pays traumatisé par la dictature militaire (1973-1990) d’Augusto Pinochet, mort en 2006 sans être jugé pour ses crimes qui ont laissé plus de 3 200 morts et disparus et 38 000 torturés.
L’armée se déploie jusque dans onze autres régions où l’état d’urgence sera déclaré lundi, tandis que la révolte s’étend comme une traînée de poudre. Le slogan « Piñera cagón, me paso por la raja tu estado de excepción » [« Piñera enfoiré, je me fous de ton état d’urgence »] résonne dans tout le pays. D’immenses cacerolazos (concerts de casseroles) font descendre des quartiers entiers dans les rues, de multiples barricades s’érigent et les rassemblements se multiplient dans les principales villes pour exiger le retrait des militaires et l’abrogation immédiate de l’état d’urgence.
En outre, les revendications des manifestants se sont élargies à la contestation d’un modèle économique de privatisation asphyxiant la vie quotidienne et réduisant le citoyen à un simple consommateur : l’accès à la santé, à l’éducation, l’eau ou l’énergie (la facture d’électricité a augmenté de 10 % en septembre) relèvent presque uniquement du secteur privé et le système de retraites par capitalisation créé en 1982 sous Pinochet propose dans la plupart des cas une retraite inférieure au salaire minimum de 301.000 pesos (371 euros).
Le modèle économique chilien, laboratoire du néolibéralisme sous l’égide des Chicago Boys, est imposé sous la dictature et sera peu modifié sous le régime démocratique qui n’a d’ailleurs pas changé la Constitution depuis lors. Tant admiré pour sa stabilité économique, le Chili est aujourd’hui un des pays les plus inégalitaires au monde d’après l’OCDE. Selon les Nations unies, 1 % des Chiliens les plus riches détiennent plus de 25 % des richesses du pays.
Plus de 13 morts et 88 blessés par arme à feu
Malgré la présence de plus de 9 500 militaires entourés de chars patrouillant les rues de la région métropolitaine ainsi qu’à Santiago où le commandement de la capitale a été remis au général Javier Iturriaga, la population démunie est allée dépouiller des supermarchés, et dans la nuit, plusieurs personnes sont mortes dans des incendies, comme au Lider, de la chaîne américaine Walmart, à San Bernardo en banlieue sud de la capitale. Les locaux du plus grand quotidien chilien, El Mercurio, réputé soutenir à l’époque le régime militaire de Pinochet ont été attaqués par les manifestants à Valparaíso et le siège-social de la société Enel Chile, géant de l’électricité, a été ravagée par les flammes dans le centre de Santiago. Le bilan officiel du samedi 19 et dimanche 20 octobre, est lourd : huit morts, plus de 65 blessés, près de mille arrestations et une quarantaine de commerces dévalisés.
Les agissements du ministre de l’Intérieur, Andrés Chadwick, membre des Jeunesses militaires sous Pinochet, ont de quoi inquiéter alors que le bilan des affrontements s’alourdit d’heure en heure avec dorénavant plus de 13 morts et 88 blessés par arme à feu à déplorer selon l’Institut national des droits humains (Instituto Nacional de Derechos Humanos, INDH). L’ex-cheffe d’État du Chili et présidente de la commission des droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, demande l’ouverture d’investigations indépendantes sur la répression en cours.
Alors que des joueurs de football aussi connus qu’Arturo Vidal (FC Barcelone), Claudio Bravo (capitaine de l’équipe nationale chilienne et gardien remplaçant de Manchester-City) ou Gary Medel (vainqueur de la Copa América 2014 et 2015) appellent les dirigeants à écouter enfin le peuple ; que de nombreux artistes soutiennent la colère populaire, telle la chanteuse chilienne Anita Tijoux qui encourage les concerts de casserole avec son nouveau clip devenu viral, cacerolazo ; que pour les Pussy Riot, les manifestants du Chili représentent une belle inspiration et une leçon pour les peuples du monde devant l’injustice des riches, le président multimillionnaire Piñera, entouré de militaires, déclare : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne. » Ce à quoi Gary Medel réplique : « Une guerre a besoin de deux camps, et ici nous somme un seul peuple qui veut l’égalité. »
Plusieurs organisations étudiantes, convoquant des assemblées d’urgence dans les universités, appelaient à une grève générale lundi 21 octobre. Tandis que le Chili se réveille au bruit des bottes, un slogan fait son apparition : « Ils nous ont tant volé, qu’ils nous ont même pris notre peur. »